Au Parlement européen, Marine Le Pen était au « centre » d’un « système organisé » de détournement d’argent public, a estimé le parquet, mercredi 13 novembre, dans un réquisitoire très sévère, près d’un mois et demi après l’ouverture du procès des assistants parlementaires d’eurodéputés du Front national (FN).
Vingt-cinq personnes, dont la cheffe des députés du Rassemblement national (RN, héritier du FN), sont jugées depuis le 30 septembre devant le tribunal correctionnel de Paris. Elles sont soupçonnées d’avoir mis en place, entre 2004 et 2016, un « système de détournement » de l’argent versé par l’Union européenne (UE) destiné à l’embauche de collaborateurs parlementaires, afin de financer les activités politiques du parti d’extrême droite. Un préjudice estimé à près de 7 millions d’euros par le Parlement européen.
Dans leur réquisitoire, les procureurs ont réclamé cinq ans de prison à l’encontre de Marine Le Pen, dont deux ans de prison ferme aménageables, cinq ans d’inéligibilité, ainsi que 300 000 euros d’amende. L’accusation a demandé que la peine d’inéligibilité soit assortie d’une exécution provisoire, ce qui signifie qu’elle s’appliquerait immédiatement en cas de condamnation, y compris en cas d’appel.
Le procès doit se poursuivre jusqu’au 27 novembre, avec les plaidoyers de la défense lundi 18 novembre, et une décision est attendue début 2025.
Comment l’affaire a-t-elle commencé au Parlement européen ?
Le 20 janvier 2014, l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) reçoit un signalement anonyme sur une « possible fraude ». Ce courrier alerte sur des cas d’« emplois fictifs présumés », de la part du FN et de sa présidente de l’époque, Marine Le Pen, qui a siégé au Parlement européen de 2004 à 2017.
L’organe antifraude européen ouvre une enquête administrative, et scrute les activités de deux proches de Marine Le Pen : Catherine Griset, sa cheffe de cabinet, et Thierry Légier, son garde du corps, tous deux également présentés comme ses assistants parlementaires. L’enquête révèle que Catherine Griset, désormais eurodéputée, « n’aurait passé que 740 minutes, soit environ douze heures » au Parlement européen, lorsqu’elle était censée y être assistante, entre octobre 2014 et août 2015. Le rapport qualifie également de « fictif » l’emploi de Thierry Légier.
En mars 2015, l’affaire prend une plus grande ampleur. Le président du Parlement, Martin Schulz, saisit l’OLAF d’éventuelles irrégularités concernant les salaires versés à d’autres collaborateurs. Il signale ces faits au ministère de la justice français, après avoir constaté que vingt assistants parlementaires figuraient également dans l’organigramme du FN ; certains occupant même des postes-clés auprès de Marine Le Pen et de l’ancien président d’honneur du parti, Jean-Marie Le Pen.
Entre 2004 et 2016, le Parlement européen évalue le préjudice de ce « système » à 6,8 millions d’euros. En 2017, il réclame à Marine Le Pen le remboursement de près de 340 000 euros, une somme correspondant aux salaires des emplois de Catherine Griset et de Thierry Légier. Face aux refus de la dirigeante de s’en acquitter, les services financiers du Parlement ponctionnent quelques dizaines de milliers d’euros sur son indemnité d’élue avant qu’elle ne quitte Bruxelles en 2017. Menacée d’une décision exécutoire de recouvrement, Marine Le Pen rembourse finalement 330 000 euros en juillet 2023. Son avocat, Rodolphe Bosselut, précise que cela « ne constitue en aucune façon une reconnaissance explicite ou implicite des prétentions du Parlement européen ».
Qu’a révélé l’enquête française ?
Après le signalement de Martin Schulz, la justice française ouvre une enquête préliminaire en mars 2015 pour abus de confiance, estimant que ces faits pourraient s’apparenter à un financement illégal de parti. Confiées à l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, les investigations débouchent sur une série de perquisitions, notamment au siège du FN. Les enquêteurs recueillent des témoignages et des documents accablants. Comme le courrier adressé par l’ancien trésorier du parti, Wallerand de Saint-Just, à Marine Le Pen, daté de juin 2014, dans lequel il écrit : « Nous ne nous en sortirons que si nous faisons des économies importantes grâce au Parlement européen. »
Le Monde
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Une information judiciaire est ouverte en décembre 2016 sur des faits d’« abus de confiance », « recel d’abus de confiance », « escroquerie en bande organisée », « faux et usage de faux » et « travail dissimulé ». Selon un rapport de synthèse, « l’étude des documents découverts (…) faisait ressortir la mise en place d’un système frauduleux, impliquant plusieurs cadres du FN ».
Plus d’une vingtaine de mises en examen sont prononcées, dont celle de Marine Le Pen en 2017 pour « abus de confiance » et « complicité d’abus de confiance ». Cette mise en examen est aggravée un an plus tard en « détournement de fonds publics ».
En décembre 2023, au terme d’une enquête de neuf ans, les juges d’instruction demandent le renvoi devant la justice du FN et de vingt-sept dirigeants ou employés. Les assistants parlementaires « ne sont pas de simples fonctionnaires du Parlement européen, mais ont un rôle technique et politique », s’est défendu le RN après cette décision. Et d’ajouter qu’ils ont « parfaitement le droit, par ailleurs, d’avoir des activités militantes ».
Que risque Marine Le Pen ?
La cheffe des députés RN est jugée pour détournement de fonds publics et complicité, des faits passibles d’une peine pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement, 1 million d’euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité. Dans leur réquisitoire, le 13 novembre, les procureurs ont requis cinq ans de prison, dont deux ferme aménageables, 300 000 euros d’amende, ainsi qu’une peine d’inéligibilité de cinq ans assortie d’une exécution provisoire, qui constituerait un obstacle de taille pour l’élection présidentielle de 2027.
L’accusation a considéré que Marine Le Pen a joué un « rôle central » dans cette affaire en embauchant elle-même quatre assistants fictifs, et en étant « complice par instigation » en tant que présidente à l’époque du FN. Ce « système organisé » visait à « faire économiser » de l’argent au parti d’extrême droite en utilisant les enveloppes mensuelles des eurodéputés au mépris des règles démocratiques, a plaidé le ministère public.
« Je pense que la volonté du parquet est de priver les Français de la capacité de voter pour ceux qu’ils souhaitent » et de « ruiner le parti », a déclaré Marine Le Pen à l’issue des réquisitions. Et d’assurer : « Leur seul objectif, c’est de m’empêcher d’être la candidate de mon camp à la présidentielle. Il faut être sourd et aveugle pour ne pas le voir. »
L’entourage de Marine Le Pen se veut toutefois confiant et invoque notamment une « jurisprudence Bayrou » en référence à la relaxe en février 2024 du patron du MoDem dans une affaire similaire. François Bayrou était soupçonné d’avoir été le « décideur principal » d’un « système frauduleux » de détournement de fonds européens, entre 2005 et 2017, en utilisant les rémunérations du Parlement à des assistants qui travaillaient en réalité pour le MoDem. Il a été relaxé « au bénéfice du doute » par le tribunal correctionnel de Paris. Le Parquet a fait appel de cette décision. Huit personnes, dont cinq anciens eurodéputés, ainsi que le MoDem, ont toutefois été condamnés à des peines de prison et d’inéligibilité avec sursis.
Que risquent les autres prévenus ?
Outre Marine Le Pen, et le RN, jugé en tant que personne morale, plusieurs membres ou anciens membres du RN figurent parmi les prévenus :
- Onze eurodéputés élus sous la bannière du FN dont le maire de Perpignan, Louis Aliot, l’ancien président du RN par intérim Jean-François Jalkh, l’eurodéputé Nicolas Bay, ou encore l’ex-numéro deux du parti, Bruno Gollnisch. Mis en cause également dans cette affaire, l’ancien eurodéputé et dirigeant du FN, Jean-Marie Le Pen, 96 ans, et l’ex-eurodéputé frontiste Jean-François Jalkh, 67 ans, n’ont pas comparu en raison de leur état de santé.
- Douze personnes présentées comme assistants parlementaires, dont Thierry Légier, Catherine Griset, ainsi que les députés RN actuels Timothée Houssin et Julien Odoul, et Yann Le Pen, la sœur de Marine Le Pen.
- Quatre collaborateurs du parti, dont Wallerand de Saint-Just.
Le ministère public a réclamé la condamnation de tous les prévenus. Elle a notamment requis dix-huit mois de prison, dont six mois ferme, avec trois ans d’inéligibilité, contre Louis Aliot et Nicolas Bay ; dix mois avec sursis et un an d’inéligibilité contre Julien Odoul et Timothée Houssin ; dix-huit mois avec sursis et deux ans d’inéligibilité à l’encontre de Catherine Griset et Yann Le Pen. Contre le RN, les procureurs ont demandé 4,3 millions d’euros dont 2,3 millions avec sursis, soit 2 millions à verser immédiatement.
A noter que l’actuel président du RN, Jordan Bardella, n’a jamais été entendu dans le cadre de l’enquête alors qu’il bénéficiait d’un contrat d’assistant de quatre mois auprès de Jean-François Jalkh pendant la période scrutée lors de la procédure judiciaire. Le journal Libération avait révélé en septembre que le parti, aidé du chef du RN, aurait falsifié a posteriori des documents pour servir de preuve du travail effectué par Jordan Bardella au Parlement. Une accusation contestée par ce dernier.
Mise à jour du 14 novembre 2024 : ajout des réquisitions du parquet.