« Au niveau population, Marseille est la 328e ville mondiale, au niveau des flux Internet c’est la 7e », ce constat, dressé par Aurélien Vigano, Directeur des Infrastructures internationales d’Orange, montre la place de la cité phocéenne sur la carte de l’infrastructure Internet mondiale. Ce statut, méconnu, fait aujourd’hui l’objet …
« Au niveau population, Marseille est la 328e ville mondiale, au niveau des flux Internet c’est la 7e », ce constat, dressé par Aurélien Vigano, Directeur des Infrastructures internationales d’Orange, montre la place de la cité phocéenne sur la carte de l’infrastructure Internet mondiale. Ce statut, méconnu, fait aujourd’hui l’objet d’un débat. D’un côté la mairie estime que la ville et ses habitants ne profitent pas suffisamment des retombées de cette situation, de l’autre, les acteurs du secteur veulent renforcer cette position privilégiée.
Marseille, hub Internet de niveau mondial
Le 8 novembre 2022, 2Africa, le câble sous-marin le plus long du monde avec 45 000 km, reliant 33 pays en Europe, Afrique et Asie a été inauguré au port maritime de Marseille-Fos. Moins d’une dizaine de jours plus tard l’adjoint au maire de Marseille Sébastien Barles et l’eurodéputé David Cormand, tous deux écologistes, ont publiquement demandé un moratoire sur l’installation de centres de données dans la deuxième ville de France. Le lien entre ces deux événements ? Le rôle largement ignoré de Marseille comme l’un des plus importants hubs Internet mondiaux.
Après la visite du centre de données MRS3 nous avons tenu une conf avec @DavidCormand pour demander un moratoire sur les data centers #Marseille comme Amsterdam tant qu’un schéma de planification n’est pas voté @AMPMetropole avec des éco-conditionnalités pour en limiter l’impact pic.twitter.com/vTY3wb4qNl
— Sébastien Barles (@sebbarles) November 17, 2022
Autour de la planète, il existe une cinquantaine de villes « hub » contrôlant plus des trois quarts des échanges de flux Internet. Dans ces villes se concentrent la création, le stockage, la gestion et l’échange de données. Les câbles sous-marins, par lesquels transitent 99 % des flux Internet, ont tendance à entraîner près de leur région d’atterrissement des centres de données, créant un véritable écosystème numérique : un hub. Camille Morel, chercheuse associée à l’Institut d’études de stratégie et de défense (IESD), spécialiste de la géopolitique des câbles sous-marins, décrypte pour Siècle Digital, « il y a une plus-value pour les entreprises spécialisées à se connecter directement les unes aux autres. Plus vous êtes proche de la donnée, de l’arrivée de la donnée et des autres, plus vous allez générer de revenus ». Aurélien Vigano résume « ce qui compte c’est l’interconnexion ».
Ce phénomène s’est largement amplifié ces dernières années avec la massification des services cloud, de la finance dématérialisée… Des domaines où la latence – le délai de transmission des données – est devenue un enjeu majeur. Pour Jean-Luc Chauvin, président de la Chambre de Commerce et de l’Industrie d’Aix-Marseille-Provence (CCIAMP), il y a une chance à saisir. Il estime que Marseille doit « accompagner sa position mondiale, pour prendre une longueur d’avance en attirant les entreprises qui ont besoin de cette rapidité et de ces échanges ». Il y perçoit un « champ des possibles pour rayonner » et ainsi attirer sur le territoire des filières d’avenir, pouvant aller de la maintenance productive, le metavers, l’intelligence artificielle ou l’Internet des objets, à la transformation numérique du monde de la santé ou l’éducation.
Une position géostratégique unique en Méditerranée
Historiquement, Marseille a toujours été un lieu attractif pour l’arrivée, le passage des câbles sous-marins. Le premier, datant de l’époque du télégraphe, a été posé en 1870, vingt ans après la liaison précurseure Douvres-Calais. Francis Tressières, membre du bureau de l’association des Amis des Câbles Sous-Marins, lui-même retraité de France Télécom, loue les qualités naturelles de la ville pour ce type d’infrastructure, « géographiquement la zone n’est pas soumise à des glissements de terrain sous-marins ou des tremblements de terre, contrairement à d’autres zones méditerranéennes, en plus d’être une grande ville… » Les câbles sous-marins, qu’ils aient été télégraphiques, coaxiaux, notamment utilisés pour la téléphonie, ou maintenant en fibre optique, suivent les routes commerciales classiques de la Méditerranée occidentale. « Marseille, c’est 2600 ans d’histoire où cela a toujours été une porte ouverte vers l’extérieur. La communication, c’est par définition une porte vers l’extérieur » analyse le passionné.
Cependant, pour Internet, la situation géographique de Marseille peut apparaître paradoxale. De prime abord, elle semble peu pertinente : Internet étant né aux États-Unis, ce territoire concentre encore aujourd’hui les plus gros services numériques mondiaux. Par le biais des GAFAM, Netflix et autres, les flux Internet y sont encore aujourd’hui largement concentrés. D’un autre côté, Marseille est un moyen d’atteindre facilement « l’Afrique, le Proche et Moyen-Orient, le sous-continent indien et l’Asie du Sud-Est », rappelle Francis Tressières. La ville, pour ces régions, est une zone de transit évidente avec les principales liaisons transatlantique et transpacifique.
Fabrice Coquio, PDG de Digital Realty France, entreprise propriétaire de quatre centres de données en colocation à Marseille, observe que les acteurs américains du numérique ont réalisé deux calculs simples : le premier est celui du prix et des performances des câbles sous-marins qui « ont vu leur coût baisser d’un facteur 500 sur chaque liaison, tout en réduisant le temps de latence ». Le second, évoquant des problématiques similaires à la logistique, vient d’une notion de taille « Tunisie, Arabie saoudite, Yémen, Pakistan, Sri Lanka, Kenya… Ce sont des marchés trop petits pour inciter Amazon, Microsoft, Meta et les autres à déployer des infrastructures locales ». Sans parler des problèmes de sécurité dans certains pays ou encore de marchés télécoms locaux très contrôlés. Marseille s’impose dès lors comme une évidence. « Virtuellement, Singapour est dans la banlieue de Marseille, tout comme Mombasa ou Colombo », s’enthousiasme Fabrice Coquio.
Ce statut privilégié est aussi permis grâce à un autre atout géographique de la cité phocéenne, son « hinterland », son arrière-pays, le FLAP. Derrière cet acronyme se cache les quatre villes représentant 60 % du PIB informatique européen et les plus gros hubs mondiaux : Francfort, à la première position, Londres, Amsterdam et Paris à la quatrième place. Pour les flux de données, la voie la plus courte et la moins vallonnée est la plus rentable et rapide. Via la vallée du Rhône, Marseille est la ville méditerranéenne idéale pour atteindre Francfort ou Paris, le centre névralgique de l’Internet européen. C’est en exploitant cette situation géostratégique unique que Marseille est parvenue, en l’espace de dix ans, à passer de la position de 44e hub mondial à la 7e. La ville s’est transformée, passant d’une simple zone de transit, à un véritable hub : les données ne font pas seulement que passer, mais y résident, y sont enrichies et ensuite distribuées.
Aujourd’hui, Marseille accueille 15 câbles, 17 en comptabilisant deux câbles passant par La Seyne-sur-Mer et Toulon. Ces 17 câbles sont reliés à 53 pays, 4,5 milliards de personnes, allant du Royaume-Uni à Hong Kong, selon le site de référence TeleGeography. Pour illustrer l’importance de Marseille, Aurélien Vigano s’est remémoré pour Siècle Digital une anecdote : il y a quelques années, au nord de la Sicile, un pétrolier a arraché deux câbles avec son ancre. Résultat « 70 % du trafic de l’Inde est tombé en même temps ». La multiplication des câbles sous-marins, 486 à travers le globe actuellement, doit permettre une redondance afin de limiter ce type d’incident.
Avec l’entrée en service de l’ensemble du câble 2Africa au cours de l’année et l’arrivée annoncée par Orange d’un nouveau câble en 2024, Medusa, Marseille devrait très prochainement devenir le 5e hub mondial. « Nous pouvons imaginer que dans quelques années, la ville intégrera le trio de tête » se félicite Aurélien Vigano. Côté centres de données, Digital Realty France expose que ses quatre installations marseillaises comptent déjà autant d’interconnexions que ceux de région parisienne, soit 8 000.
Mais où sont les Américains ?L’absence de villes américaines parmi le top des hubs mondiaux peut surprendre, vu le caractère central du pays pour le fonctionnement d’Internet. C’est en réalité une « petite tricherie » comme l’a admis l’un de nos interlocuteurs. Le pays ayant la taille d’un continent, les zones d’atterrissements des câbles et les concentrations de datacenters sont plus éclatées géographiquement. New York, première ville américaine du classement des hubs est à la dixième place, mais en rassemblant les hubs américains, les États-Unis décrocheraient la première place et de loin. |
Les Marseillais profitent-ils vraiment du statut de leur ville ?
De cette réalité, les Marseillais croisés par Siècle Digital sur la plage du Prado n’en savent rien. Ils ignorent, en profitant d’un généreux Soleil de février, qu’ils déambulent justement sur certains de ces câbles sous-marins ensevelis sous le sable, près des discrets premiers points d’entrées sur terre de ces infrastructures. Pour Christophe Hugon, conseiller municipal du Parti Pirate à la mairie de Marseille, membre de la coalition de gauche à la tête de la ville chargé des questions numériques, c’est ici que le bât blesse. Il s’amuse que le statut unique de sa ville « soit beaucoup plus connu et su à l’extérieur de Marseille, qu’à Marseille même ». Pour lui, c’est symptomatique de l’un des problèmes de cette position, « les retombées sont nationales ou européennes, mais pas du tout locales. Cela ne change rien au quotidien des Marseillais ».
Le statut de Marseille a été poussé par l’ancienne majorité de la ville et encouragé dans le cadre d’une stratégie nationale en la matière. Camille Morel constate que la France « est un des seuls pays européens à bénéficier de deux points d’entrée de la donnée », connectés à la fois aux États-Unis, mais aussi à l’Afrique et l’Asie au sens large, « c’est une situation dont nous profitons forcément », note la chercheuse en relation internationale, qui ajoute « en termes de résilience, c’est aussi important pour l’Europe ». L’histoire longue de Marseille avec les câbles sous-marins est également un atout pour les opérateurs. Aurélien Vigano d’Orange signale que la durée de vie technique d’un câble étant de 25 ans et l’infrastructure impliquant de multiples impacts, « il est préférable de se connaître », de bénéficier d’une « relation de confiance » afin que « lorsque de nouveaux projets se présentent, tout le monde soit en territoire connu ». C’est le cas à Marseille.
Christophe Hugon, qui travaille actuellement sur un large programme « Cap vers un Numérique responsable », approuvé en Conseil municipal mi-décembre, ne jette pas la pierre sur la politique de l’ancienne majorité. Il confie à Siècle Digital que l’on « ne peut pas vraiment leur reprocher, je pense que j’aurais fait la même chose ». Il constate toutefois que les impacts locaux n’ont pas été à la hauteur des espérances et déplore « un déploiement un peu trop massif et anarchique ». L’arrivée de gros centres de données, principalement ceux de Digital Realty, est dans le viseur. Il regrette « l’emprise territoriale » de ces installations, pour un nombre d’emplois restreint. Sur la question des emplois indirects, notamment via l’installation de start-up, le conseiller municipal reconnaît que l’image du territoire a pu gagner en attractivité, mais « les domaines d’applications où le besoin de délai extrêmement court sont, finalement, très restreints » et beaucoup préfèrent encore s’installer à Paris. « Pour énormément d’activités de start-up, c’est très largement suffisant », considère Christophe Hugon. « Les ressources électriques monopolisées et l’impact environnemental » des centres de données, très consommateurs en énergie, sont aussi pointés du doigt par l’élu.
Ces récriminations, Fabrice Coquio les connaît par cœur. Pour le PDG de Digital Realty France, « les interrogations de la mairie de Marseille sont complètement légitimes ». Il souligne toutefois qu’il n’est pas possible « de faire du numérique s’il n’y a pas d’infrastructure ». Ses réponses aux préoccupations des élus sont parfaitement rodées. Sur l’utilisation du foncier, il fait remarquer que les centres de données MRS2 et MRS3 ont été construits sur des friches industrielles. Elles étaient désaffectées, dans le premier cas depuis 1982, dans le second, une ancienne base de sous-marins allemands, depuis 1945. Sur la question de l’emploi local, il compare les installations de Digital Realty avec un pont, « personne ne se pose la question de savoir si cela va créer des emplois. Le pont en revanche va permettre un développement économique ». Il précise tout de même que Digital Realty a créé 500 emplois en l’espace de 8 ans. L’autre question majeure est celle de la consommation électrique, très importante pour assurer aux clients qui louent un espace dans ces centres un fonctionnement permanent. À l’occasion d’une visite du site MRS2, Fabrice Coquio a expliqué à Siècle Digital que l’ensemble du campus consommait 40 mW, ajoutant que « depuis 2014 nous sommes en 100 % énergie renouvelable ». Il rapporte être en contact permanent avec RTE et Enedis, et pointe également que l’indicateur d’efficacité énergétique (PUE) des centres de données de Digital Realty est plus performant que 80 % de ses concurrents.
La clef ? La concertation
Christophe Hugon connaît également les arguments de Digital Realty. Il assure à Siècle Digital que la municipalité les a pris en considération, mais ne les trouve pas « tout à fait suffisants ». Au point de décider d’un moratoire sur l’installation de prochains centres de données ? C’est effectivement l’une des pistes sur laquelle se penche la mairie de Marseille. Cependant, la sortie médiatique de l’élu écologiste Sébastien Barles en novembre n’était pas prévue. Elle a enflammé les débats et les a focalisés sur cette question. Sans mentionner directement l’initiative de l’adjoint au maire, le président de la CCIAMP, Jean-Luc Chauvin, estime que « nous avons un coup d’avance grâce à la situation géostratégique de la ville. Le sujet est : est-ce que nous voulons le conserver pour créer de la valeur, pour créer ici les emplois de demain ou le laisser à d’autres ? ».
Les « autres » en question sont les villes de Méditerranée occidentales lorgnant sur la position de Marseille, notamment Gênes et Barcelone. Le directeur des infrastructures internationales d’Orange, Aurélien Vigano, fait remarquer que leurs propres hinterlands prennent de l’importance, « Dans le cas de Gênes c’est Milan, qui n’est pas un des FLAP, mais se développe bien. Du côté de Barcelone c’est Madrid, qui est exactement dans la même situation : un centre initialement secondaire, mais qui se développe ». Face à l’importance des investissements nécessaires pour l’atterrissement d’un câble, Christophe Hugon relativise cette menace. Il rappelle aussi le poids de la géographie, « Barcelone cela signifie que pour aller jusqu’en Allemagne il faut traverser les Pyrénées, le Massif central, les Alpes, il ne faut pas l’oublier. Gênes c’est un peu pareil ». Pour l’élu, il ne s’agit pas de « renoncer à tous les acquis par dogmatisme, mais il ne faut pas non plus être dans un laissez-faire juste pour avoir une place de numéro 1 de territoire exploité ».
Le programme « Cap vers un Numérique responsable », présenté en Conseil municipal, doit permettre de créer un espace de concertation pour organiser le développement des centres de données sur le territoire. Dans les colonnes de nos confrères de Reporterre, Laurent Lhardit, adjoint au maire chargé de l’économie, va dans ce sens, celui de l’adoption d’une feuille de route. Il rapporte que onze projets de centres de données lui ont été soumis. Sébastien Barles assure également que le moratoire qu’il réclame est un prélude à un futur schéma de planification.
Ce besoin d’organisation n’a pas été uniquement soulevé par les élus de la majorité. Fabrice Coquio milite « depuis plusieurs années pour que tant en région parisienne que dans la région de Marseille, nous travaillions sur de la planification urbaine ». C’est vrai pour l’aspect foncier et énergétique. Il estime que, si pour l’instant, la situation n’est pas de nature à perturber le réseau électrique de la ville, la question va se poser « à un horizon de 10 ou 15 ans », et selon lui « cela s’organise ». Même son de cloche du côté de Jean-Luc Chauvin au sujet des retombées espérées, « il faut une stratégie collective de tous les acteurs. À la fois les collectivités territoriales, mais aussi de l’université, de la recherche, des entreprises ». Le président de la CCIAMP estime « que nous sommes un peu dans la situation de la Silicon Valley il y a cinquante ans ». Il préconise de choisir quelques filières d’avenir à attirer et développer des offres de formations locales pour les acteurs intéressés par le Marseille hub Internet mondial. Le tout en adoptant des positions environnementales fortes, notamment en préservant de toute bétonisation les terres naturelles composant 50 % du territoire de la ville.
Comme le souligne l’ensemble des interlocuteurs de Siècle Digital, il existe déjà et heureusement des espaces de discussions réunissant les acteurs concernés. Le PDG de Digital Realty relate travailler depuis un an et demi, sous l’égide du préfet de région Christophe Mirmand, sur un document de synthèse de « programmation urbaine, de ressource énergétique, de ressource réseau télécom, pour l’aménagement de la région ». La ville est représentée autour de la table, mais le cadre des échanges n’est pas jugé satisfaisant pour les élus de la majorité, le niveau préfectoral étant surtout focalisé sur les questions d’intérêt d’État. « Ce que nous voulons c’est surtout discuter des intérêts et impacts locaux », précise Christophe Hugon, ajoutant que les espaces de discussions existants n’ont pas « donné les résultats que la ville de Marseille souhaite ». Au cours du prochain Conseil municipal de la ville de Marseille, un premier plan d’action « Cap vers un Numérique responsable » doit être présenté pour, à terme, aboutir au cadre de discussion voulu par la majorité.