Lui, est noir. Adopté par un couple de Blancs très aisés, il a fait fortune en montant une agence de séjours atypiques. Elle, est blanche. Ancienne assistante médicale, elle profite de l’ascension sociale de son époux. Ex-Parisiens, Bakary, Sylvia et leurs trois enfants viennent tout juste d’emménager à Carmac, un village perdu dans les montagnes, où tout le monde se connaît et se ressemble.
Quand la famille débarque, elle ne passe pas inaperçue. Les Langlois mènent grand train, possèdent le plus gros chalet des environs et pas moins de trois voitures de luxe. De quoi attiser la jalousie du voisinage. Mais ils sont charmants, aiment recevoir autour de mets fins, et attirent la sympathie. Ils se lient bientôt d’amitié avec deux autres couples, aussi impressionnés par leur confort de vie que mal à l’aise devant l’éloquence et la réussite de l’homme de la maison. L’un d’entre eux, en particulier, semble rongé par l’envie.
La réussite d’un Noir
Grâce à une mise en scène moderne et efficace (signée Éric Massé), variant les plateaux et les dispositifs tels que la vidéo, et où alternent dialogues et monologues, on comprend vite que l’un des protagonistes va se retrouver au cœur de l’intrigue. C’est à travers la voix de son épouse, filmée avec un smartphone dans une vidéo vintage, projetée sur le décor pour entrer dans son for intérieur, que l’on apprend que la carrière d’athlète perchiste de Constant lui a échappé à la suite d’un grave accident. Sa jeunesse, ses rêves et son ambition s’en sont allés en même temps que la possibilité d’échapper à sa condition sociale.
L’arrivée de Bakary, avec ses bonnes manières, son goût pour la littérature et les bons vins, fait l’effet d’une bombe chez Constant. Bakary lui renvoie l’image de son propre échec. Il ne peut se résoudre à ce qu’un autre ait réussi, a fortiori un Noir. Et quand son épouse lui apprend qu’elle va faire le ménage chez les nouveaux venus pour arrondir les fins de mois, la nouvelle finit par l’achever. « Le Noir n’est pas censé être chef d’entreprise et être heureux, et même quand il a [réussi] tout ça, c’est toujours suspect. Cela s’inscrit dans l’illusion du vainqueur explicitée par l’écrivain congolais Sony Labou Tansi », observe Gaëtan Kondzot, un comédien fils de diplomate et né au Congo-Brazzaville, qui joue Bakary.
Au cœur de la pièce, la lutte des classes, point de tension de la narration. « Je suis fascinée par les rapports de domination, la manière dont ils peuvent s’inverser et ce que cela dit de notre humanité et de notre société. C’est un matériau inépuisable, analyse Samira Sedira, qui a elle-même connu un déclassement et le changement de regard des autres qui en découle, en passant – un temps – du métier de comédienne à l’activité de femme de ménage.
Mais l’autrice, née de parents ouvriers algériens, n’en oublie pas la dimension raciale, latente pendant plus de la moitié du spectacle (près de 2 heures) sous la forme du racisme ordinaire. « La pièce n’est pas une thèse sur le racisme, il fallait l’ancrer dans son côté le plus banal, le plus quotidien », décrypte Gaëtan Kondzot. Jusqu’au point de bascule, qui surgit de manière insidieuse et progressive. En bonne amatrice de true crime, Samira Sedira installe un climat empreint de malaise, rythmé par des fins de fêtes un peu glauques, à l’issue de chacune desquelles on fait un pas de plus vers la tragédie.
La dimension raciste du crime
Adaptée de son livre, publié en 2020, la pièce est elle-même tirée d’un fait divers, l’affaire Flactif, du nom de cette famille – un couple et ses trois enfants – assassinée dans son chalet de Haute-Savoie en 2003. « Cette affaire porte le nom de la victime et non celle du meurtrier, David Hotyat, note Samira Sedira. Cela en dit long sur la manière dont est traité ce type de fait divers dans notre société. »
Pour l’autrice, le point de départ de l’écriture du roman a été la futilité du mobile invoqué par la défense. Selon elle, Hotyat – Constant dans la pièce – aurait tué par jalousie. « Dans la presse, à ce moment-là, il n’y a eu aucune mention du caractère raciste du crime, et pourtant le tueur a proféré des injures racistes à l’encontre de [sa future] victime, rapportées pendant le procès mais aussitôt balayées. Ce n’est certes pas le seul enjeu, mais le racisme a bien fait partie de la mécanique du passage à l’acte », estime Samira Sedira.
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Plus de vingt ans après les faits, parlerait-on de crime à caractère raciste ? « Il n’y a qu’à voir comment sont encore traitées les violences policières. On parle de l’affaire Nahel, comme si cet adolescent était un voyou. Là encore, on criminalise la victime. C’est systématique et c’est ancré dans notre histoire », dénonce l’autrice.
Avec une écriture ciselée, Samira Sedira parvient à semer le trouble chez le spectateur sans jamais lui donner de réponse toute faite. S’agit-il de savoir si chacun d’entre nous peut, du jour au lendemain, basculer et être capable du pire – le fameux mystère du passage à l’acte –, ou bien d’observer comment se construit la mécanique de la haine de l’autre en raison de sa couleur de peau, ou encore de voir comment le racisme s’inscrit dans une logique systémique, où tout le monde a sa part de responsabilité ? Sans doute un peu tout cela à la fois…
Des Gens comme eux, de Samira Sedira, mise en scène d’Éric Massé.
Jusqu’au 11 octobre 2024 au Théâtre du Point du jour, à Lyon. Une tournée en France est en préparation.