Des enfants et des adolescents zigzaguent en riant sur des trottinettes, à quelques mètres de leurs parents installés en terrasse, un verre à la main. Sous l’immense verrière du passage de l’Internationale – référence au chant révolutionnaire composé à Lille en 1888 par un ouvrier de l’usine Fives Cail, Pierre Degeyter –, la scène fait désormais partie du quotidien.
Dans ce décor industriel préservé, tout de béton et de poutres d’acier, se croisent tantôt des étudiants, tantôt des habitants s’essayant à diverses activités, du roller aux échasses urbaines. « Il se passe quelque chose sur ce site, on s’y sent bien ! L’ancienne usine est devenue un lieu de vie », applaudit Sébastien Duhem, l’adjoint au maire chargé de ce quartier populaire lillois. Lui est né à Fives, y a grandi et a vu peu à peu se transformer le site – 25 hectares de friche – sur lequel ont longtemps été construits locomotives, ponts et charpentes métalliques.
« On a senti un engouement »
Les premières concertations pour ce projet d’écoquartier dans lequel ont été injectés 160 millions d’euros remontent à 2005. Il aura fallu patienter plus de dix ans pour voir émerger les premières réalisations. Fers de lance de cette métamorphose : le gymnase municipal et le lycée hôtelier, qui a ouvert ses portes à la rentrée 2017. Ses élèves se forment aux métiers de l’hôtellerie-restauration, de l’alimentation et de l’art floral derrière de larges baies vitrées ouvertes sur le passage central.
Depuis le printemps, la fréquentation des lieux s’est intensifiée, avec l’ouverture très attendue de la halle gourmande de Chaud Bouillon. Cette appellation recouvre quatre éléments bien distincts, mais qui cultivent des liens : la cuisine commune, tout équipée, ouverte aux associations depuis 2021 ; la cuisine professionnelle, un incubateur d’entreprises culinaires et solidaires ; la ferme urbaine, à vocation pédagogique ; et la halle gourmande, pensée comme une place de village, sur laquelle ont pris place au mois de mars les stands de sept restaurateurs lillois. Une buvette complète l’ensemble, ainsi qu’une scène en bois surplombée d’une baleine coiffée de boules à facettes, qui s’anime en soirée pour des karaokés et des concerts.
« On a immédiatement senti un engouement : 20 000 personnes sont passées le premier mois, c’était de 30 à 40 % de plus que ce qu’on attendait », constate le directeur de la halle gourmande, Nicolas Lescieux. Pendant l’Euro 2024 et les Jeux olympiques, le site n’a pas désempli, accueillant de très nombreux spectateurs qui ont vibré ensemble devant les retransmissions des épreuves sur des écrans géants.
« L’effet nouveauté étant passé, il faut qu’on développe des projets, anticipe le maître des lieux, désireux de faire la part belle à une programmation culturelle locale. Le fait d’être au cœur de Fives nous oblige. On essaie de créer des passerelles, d’embarquer le plus grand nombre possible d’acteurs du quartier, sans laisser personne de côté. »
« Une vraie réflexion écologique »
À quelques pas, une brasserie est apparue juste avant l’été. Ses hautes cuves argentées, qui se voient de l’extérieur, incitent à la visite. Le bar qui les côtoie est lumineux, plein de touches de couleur. Dans la capitale des Flandres, son concepteur est loin d’être un inconnu : Anthony d’Orazio est déjà aux manettes de La Capsule ainsi que de la cave à bières L’Abbaye des saveurs, dans le Vieux-Lille.
« Je suis tombé amoureux de Fives Cail dès ma première visite du site, en 2014. Il me fait un peu penser au bassin minier », retrace le brasseur, originaire de Lens. Au gré des problèmes rencontrés, l’ouverture de la brasserie Fives Cail, originellement prévue pour 2017, est reportée ; il s’accroche.
« Tout ce temps supplémentaire aura permis au projet de mûrir, se console-t-il – ce qui le place d’office dans la catégorie de ceux qui voient la chope à moitié pleine ! Nous avons eu une vraie réflexion écologique et acheté un filtre presse qui nous permet d’économiser eau et matière première au cours de la production. »
Bancs, panneaux et chaussures trouvés dans les entrepôts désaffectés ont été récupérés pour être intégrés à la déco de la salle. Des clins d’œil au passé industriel de l’usine Fives-Cail-Babcock, qui a employé près de 6 000 ouvriers au plus fort de son activité, dans les années 1960. Il en va de même avec les noms des bières servies : L’Internationale, bien sûr, L’Ascenseur (deux modèles hydrauliques construits par l’entreprise Fives-Lille ont été installés sur la tour Eiffel en 1899), La Locomotive ou Le Pont levant (celui de la rue de Crimée, à Paris, et celui de Recouvrance, à Brest, ont eux aussi été fabriqués dans le quartier).
Tout un écosystème social et associatif
« La fréquentation de Fives Cail est surtout fivoise et hellemmoise pour le moment, mais le quartier a vocation à attirer des visiteurs de toute la métropole », pointe Sébastien Duhem en traversant à pied le cours Jean-François-Cail. Sur cette zone de promenade, les palissades de chantier n’ont été enlevées que très récemment, libérant la vue des passants. Au sol, fraîchement repavé, quelques rails de chemin de fer ont été conservés. Passage de l’Internationale, face à la halle gourmande de Chaud Bouillon, s’apprête à s’animer un nouveau bâtiment de 2 600 mètres carrés.
La Loco, tiers-lieu réservé à l’économie sociale et solidaire, attend l’arrivée de ses futurs locataires avant son inauguration, en novembre. Des commerces au rez-de-chaussée (un café citoyen, un magasin de produits équitables, une boutique outlet du concept store écoresponsable El Market), surmontés de trois étages de bureaux privatifs et partagés (160 postes de travail) destinés à des acteurs engagés.
À LIRE AUSSI À Lille, douze adresses pour consommer mieuxParmi les premiers arrivants annoncés : des salariés de l’APF France handicap, de l’association Élevages sans frontières (mobilisée pour la sécurité alimentaire et l’autonomie des familles paysannes en Afrique et à Haïti), d’Unis-Cité (qui suit des jeunes en service civique) ou encore de Récréations urbaines (qui repense les cours d’école végétalisées).
« Les structures arrivent au fur et à mesure, et ça va s’accélérer », promet Laurent Courouble, à l’origine du projet, qui veut favoriser l’éclosion d’un écosystème propice à la mise en commun d’idées. « Les conditions seront réunies pour que demain s’invente ici, assure ce spécialiste des tiers-lieux, qui vit à Fives depuis des années. C’est un quartier qu’on peut regarder avec des lunettes roses, dans lequel vivent énormément de jeunes et de très nombreuses associations », explique le tout juste quinquagénaire, qui croit à Fives Cail dur comme fer.
Encore en chantier
Le chantier est encore loin d’être terminé : trop à l’étroit dans ses locaux de la rue Esquermoise, la pâtisserie Méert y installera ses ateliers de production – gaufres comprises – dans une ancienne halle voisine de Chaud Bouillon d’ici à fin 2027. Le bâtiment de 8 000 mètres carrés reste à bâtir. Il donnera sur la future piscine, prévue pour remplacer celles de Fives et d’Hellemmes (un bassin de nage de 33 mètres de longueur avec 8 lignes d’eau, un autre d’apprentissage et de loisirs de 200 mètres carrés). Un parc réaménagé et agrandi de 5,4 hectares et plusieurs centaines de nouveaux logements parachèveront le tout.
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« On commence à voir le bout du projet, ça fait du bien », glisse Simon Mielcarek. Cet habitant d’Hellemmes de 35 ans, responsable du supermarché coopératif Superquinquin, rue Pierre-Legrand, a été aux premières loges des évolutions successives du site.
Trésorier de l’association Lilotopia, qui anime la ferme urbaine de Chaud Bouillon, il s’apprête à emménager début 2025 aux Cailloux verts, une résidence de 20 logements en habitat participatif nichée au cœur de Fives Cail. Une façon de renforcer encore son engagement dans le quartier. « Je me plais beaucoup ici, observe-t-il. Il y a un terreau fertile. J’ai hâte de voir tout ce qui va y pousser. » Nous aussi.