Lorsqu’il lève ses yeux du gobelet de thé qu’il retient, les yeux de Sangare glissent délicatement sur vous. Non, il n’a toujours pas vu L’Histoire de Souleymane, le long-métrage de Boris Lojkine dont il interprète le personnage principal. Pas sûr qu’il en ait envie. « Peut-être à Cannes… » Le film y est présenté le 19 mai dans la section Un certain regard.
Soit l’histoire de Souleymane, un jeune Guinéen à Paris qui, en attendant d’obtenir sa demande d’asile, jongle avec la vie de clandestin, main-d’œuvre bon marché pour applis de livraison à vélo, bringuebalé de dortoir en soupe populaire, arnaqué quand se peut, habitant des nuits sans sommeil sur lesquelles nous fermons l’œil tant qu’elles ne viennent pas perturber les nôtres.
Sangare, lui, est mécanicien, et il vit à Amiens depuis six ans. La différence s’arrête là. Dans la vraie vie, l’acteur a le calme de son alter ego de cinéma, la même résistance à la misère puisant sa force dans une résilience pacifique en apparence inaltérable. En plein tournage, à l’angle des rues de Châteaudun et de Maubeuge, à Paris, une dame tombe en panne avec sa voiture. Le réalisateur voit Sangare poser son vélo, ouvrir le capot du véhicule, plonger dans le moteur, et expliquer à la dame comment rentrer chez elle avec des détails auxquels, raconte Boris Lojkine, lui-même ne comprend techniquement rien… Comme son personnage, Souleymane, le jeune acteur qui lui aussi attend d’être régularisé, a la générosité des démunis.
Abou Sangare est né le 7 mai 2001 à Sinko, dans le sud-est de la Guinée. Habitat épars, climat tropical, rues en terre. Le pays a connu, depuis l’indépendance, son lot de coups d’Etat et de bouleversements politiques, desquels, comme Souleymane, Sangare ne sait rien. Tout ça est bien loin de sa vie. Sa famille vit de polyculture : riz, manioc, quelques bœufs. Enfin, sa famille… sa mère. Il n’a pas connu son père, dont elle est la deuxième femme. Il a un frère aîné « qui va et vient », et une sœur qui a trouvé un mari à Conakry. Ils n’ont plus de contacts.
« Maladie du diable »
A 7 ans, l’enfant n’est déjà plus à l’école mais travaille dans un garage. C’est que sa mère est malade. « La maladie du diable. » C’est le nom qu’on lui donne là-bas. Des crises d’épilepsie, dont il ne saura d’ailleurs jamais l’origine : génétique, virale, tumeur ? C’est parce qu’ils n’ont pas les moyens de l’hospitaliser qu’à 15 ans il se décide à « sortir à l’aventure » – quitter le pays pour, comme des millions d’autres avant lui depuis que le monde est monde, aller chercher fortune.
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