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à Lagos, plongée dans la machine à rêves de l’afrobeats

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« Tiens, quand on parle du loup ! » Dans un salon de son label, Chimamanda Pearl Chukwuma, 18 ans, tourne de grands yeux vers la télévision fixée au mur, branchée sur une chaîne qui diffuse des clips musicaux. Il y a bien une ressemblance, mais aussi comme un gouffre, entre la jeune femme assise devant nous, accessible et spontanée, en jeans et veste de laine, et la chanteuse aux cheveux bleus et aux bijoux étincelants qui, à l’écran, conduit une grosse cylindrée lancée à pleine vitesse. Dans un scénario à la Bonnie et Clyde, le dernier clip de Qing Madi – son nom de scène – est sorti deux jours plus tôt.

Qing Madi vit son « Lagos dream ». Quelques années après avoir quitté sa ville natale de Benin City – un « village » comparé au « New York de l’Afrique » –, il n’a fallu qu’une chanson postée sur TikTok, fin 2022, pour que tout s’emballe : titres, collaborations, concerts, interviews et signature chez Sony. Dans les lumineux bureaux de la major qui surplombent la lagune de la capitale économique nigériane, elle semble s’émerveiller sincèrement : « Tout arrive d’un coup. C’est juste fou ! » Pour qu’elle garde les pieds sur terre, dit-elle, sa mère l’envoie régulièrement remplir le frigo.

Vous n’avez probablement jamais entendu parler de Qing Madi. Mais plus vraisemblablement de la prolifique industrie musicale dont elle est l’une des dernières étoiles montantes : l’afrobeats. Le genre est l’un des plus en vogue de la planète, selon Spotify. Avec 14 milliards d’écoutes sur cette plateforme de streaming en 2023, il enregistre une hausse de 700 % depuis 2017. L’un de ses plus gros tubes, Calm Down, de Rema, est entré dans le cercle fermé du milliard d’écoutes. Cette musique mêlant hip-hop, R&B, dancehall et rythmes africains a ces quinze dernières années patiemment conquis l’Afrique, puis l’Europe et les Etats-Unis. Et tout est parti de Lagos.

Dans la tentaculaire et festive mégapole de 20 millions d’habitants, l’afrobeats est partout. Depuis les radios crachotantes des taxis jusqu’aux boîtes de nuit les plus sélects, en passant par le tout nouveau tramway, où, sur de petits écrans incrustés, ses clips léchés et colorés font distraitement taper du pied les usagers. Les riches se vantent d’inviter les célébrités à chanter à leur mariage et c’est toute la ville qui semble frémir quand la superstar Wizkid, qui n’a pas été vue depuis des mois, se fend d’un tweet fielleux envers un autre artiste.

Culte de la réussite

L’afrobeats a son « star system », et tout en haut trône une trinité, adulée, fortunée et affublée de sobriquets à sa démesure. Wizkid fut le premier. En 2011, à 20 ans à peine, il enregistre un premier album, sobrement titré Superstar. Un carton, suivi de nombreux tubes et collaborations, dont One Dance, avec le rappeur canadien Drake. Wizkid, le « machala » (surnom qui loue sa grandeur), est « un trésor national », s’incline un communicant.

Il est suivi de peu par Davido, qui, dans les années 2010, a fait danser toute l’Afrique et au-delà. « Avec un Mac portable, je te fais un tube », se vantait au Monde, en 2017, le chef du « 30BG » (« gang des 30 milliards », en référence à sa fortune), blason porté par ses proches sur de lourds pendentifs sertis de diamants.

Puis vient Burna Boy, qui porte le succès plus loin, plus fort sur la scène internationale. L’autoproclamé « African Giant » (nom de son quatrième album, sorti en 2019) remplit des stades, a remporté un Grammy du meilleur album (pour Twice as Tall, paru en 2020) et figure en 2024 parmi les personnalités les plus influentes du Time. « Je suis une rock star », lâchait-il, encore au Monde, fin 2021 dans la suite d’un palace parisien, une botte Balenciaga plantée sur la table basse.

Au Nigeria, un Etat pétrolier marqué par des inégalités extrêmes mais aussi par un culte de la réussite, cette nouvelle élite affiche sa vie flamboyante : jets privés, Ferrari et défilés de haute couture. Jusque dans les paroles des chansons, qui, outre l’amour, évoquent dans un mélange d’anglais, de pidgin et de yoruba l’obsession de la réussite et de l’argent. La très jeune Ayra Starr leur dédie ainsi son tube Rush : « Mon pote, personne n’aime travailler/Mais tu dois te battre si tu veux manger. »

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Il y a quelques nuances cependant. Nombre de titres de Burna Boy chantent les galères (Ye fut l’hymne du mouvement contre les violences policières « EndSARS », en 2020), Omah Lay raconte la dépression et les addictions, tandis que Naira Marley aime à provoquer les autorités nigérianes, faisant notamment dans Soapy l’apologie de la masturbation en prison.

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A Lagos, l’afrobeats fait danser la jeunesse, mais celle-ci peut aussi y projeter ses rêves d’un avenir meilleur, et surtout accessible à tous. A l’exception de Davido, fils d’un richissime homme d’affaires, l’essentiel des artistes viennent de milieux très populaires. Wizkid, né dans une famille de treize enfants, a grandi à Surulere, un quartier pauvre du vaste « mainland » où vivent l’essentiel des Lagosiens. MohBad, dont la mort mystérieuse, en septembre, avait suscité une grande émotion, de celui d’Ikorodu.

Les places sont chères

« Ce sont gars des quartiers qui partent de zéro », explique, dans un salon de thé gardé par de gros bras armés, Matthew Ohio. Ce vétéran du secteur trace un parallèle avec l’origine sociale des rappeurs américains : « Même si pour un Américain des quartiers, ça reste plus facile que pour un Nigérian des quartiers… » Le salaire minimum dans le secteur public est de 37 000 nairas par mois (23 euros), mais la majorité des actifs gagnent leur vie dans le secteur informel, sans assurance santé, système de retraite ni accès au crédit bancaire.

Pendant dix ans, à partir de 2008, Matthew Ohio a organisé chaque semaine les soirées Industry Nite, une scène ouverte à ces jeunes du « mainland » à une époque où l’élite des îles considérait leur musique avec dédain. Au fil des semaines, il les a tous vus grandir. « Pour l’une des premières scènes à Lagos de Burna Boy [qui vient de la ville pétrolière de Port Harcourt], je n’ai même pas fait salle comble. Dix ans plus tard, je l’ai vu remplir un stade à New York. C’était un rêve éveillé. »

Les places sont chères, admet-il, mais l’ascenseur social potentiellement extraordinaire : « Il ne peut pas y avoir cent Burna, mais il peut y avoir cent Portable [un jeune artiste connu pour ses frasques]. Lui, c’est un vrai gars de la rue, du fin fond de la rue. Sans la musique, je ne sais pas ce qu’il serait devenu. Mais voilà, il a super bien réussi. »

Dans ce contexte, l’industrie est prometteuse mais aussi compétitive, parfois rugueuse, avoue Qing Madi. « C’est accessible et inaccessible à la fois. Il y a tellement de jeunes Nigérians pleins de talents qui ne parviennent jamais à atteindre leur public », nuance la jeune femme de Benin City. Quant à elle, toute fraîche et spontanée qu’elle soit, l’ambition la porte sans ambages : « Dans dix ans, je serai énorme. J’aurai eu de multiples tubes et prix. Je serai milliardaire. »

Godwin Tom, un autre vétéran du secteur, compare l’industrie musicale nigériane à des vagues, celles-ci devenant de plus en plus hautes et fortes à mesure que les tonalités de l’afrobeats s’imposent aux oreilles du monde. Sur les réseaux sociaux, les jeunes le constatent. Et dans le pays le plus peuplé d’Afrique (220 millions d’habitants), le vivier de talents semble inépuisable. « On ne voit que ceux qui trônent au sommet, affirme cet ancien manager de Wizkid récemment recruté par Sony. Mais il faut comprendre qu’en dessous, pour chacun d’entre eux, il y en a dix qui sont en train de mijoter. »

« Dans les coulisses de l’afrobeats » : retrouvez tous les épisodes de notre série d’été

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