« Toutes les peines du monde. » Audrey (son prénom a été modifié à sa demande) lève les yeux au ciel quand on l’interroge sur l’apprentissage de l’arabe par ses deux fils de 9 et 12 ans. Ils ont beau être nés et avoir toujours vécu au Maroc, leur éloquence dans la langue officielle se résume à du « baragouinage ». A peine savent-ils compter, se présenter, nommer des objets. « Ils n’ont aucune envie de progresser », déplore cette Canado-Marocaine de 43 ans installée à Casablanca, la capitale économique du pays. Comme de nombreux parents binationaux et couples mixtes, elle tient à ce que ses enfants puissent aussi s’exprimer en arabe, et conserver cet héritage culturel. Mais ils n’y parviennent pas. En cause, selon elle, « une langue difficile à apprendre, mais surtout qu’on n’a pas l’occasion de parler ».
Précisons d’emblée ce qui est le lot de tout le Maghreb anciennement colonisé : l’écart entre la langue de l’école et celle de la rue ou de la maison. Le royaume reconnaît certes l’arabe standard – variante moderne de l’arabe classique que l’on rencontre, par exemple, dans les documents administratifs – comme langue de l’Etat, mais celui-ci est « hermétique pour la plupart des gens », avance le publicitaire Noureddine Ayouch, ancien membre du Conseil supérieur de l’éducation. Hormis là où domine le tamazight, la langue berbère, seule la « darija » est communément parlée au Maroc. Les marques aussi bien que les représentants politiques l’ont compris : à de rares exceptions, ils ne communiquent que dans cet arabe dialectal compris de tous.
Sauf que ce n’est pas l’arabe marocain que l’on apprend dans les écoles du pays, mais l’arabe standard, enseigné dans tous les pays arabes. D’où l’impression de décalage, ressentie par beaucoup de parents, entre ce que l’enfant récite en classe et ce qu’il entend en dehors. « Avec qui peut-il parler ce qu’il est censé étudier ? C’est comme s’il passait des heures au collège à apprendre une langue morte », s’agace Charlotte (qui n’a pas souhaité donner son nom), 48 ans, franco-marocaine comme son mari, en parlant de son fils de 13 ans. L’absence d’un partenaire pour converser est-elle seule en cause ? Pas vraiment, si l’on en croit la mère de Jad, 12 ans. « Regardez, il a appris après un an d’allemand plus de mots dans la langue de Goethe que dans celle de Naguib Mahfouz [écrivain égyptien, Prix Nobel de littérature en 1988], explique-t-elle. Pourtant, Jad ne parle l’allemand avec personne. »
Un « éloignement progressif »
C’est que la véritable raison est ailleurs – et c’est un motif de discorde à chaque réunion parents-professeurs. La pédagogie serait non seulement « vieillotte » et les manuels inadaptés à la génération alpha, née après 2010. Mais, surtout, les livres négligeraient le tachkil, la vocalisation des lettres par des signes placés au-dessus ou en dessous de celles-ci. Sans cette vocalisation, « la compréhension du mot est ralentie », relève Youssef El Haji de la société Varlyproject, basée à Rabat et spécialisée dans l’évaluation des acquis scolaires. « Par conséquent, poursuit-il, les élèves ont tendance à réagir plus lentement à la lecture des textes arabes comparativement aux langues latines. »
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