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Au Tchad, les arrestations par les services de renseignement se multiplient

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Le scénario est presque toujours le même. Des hommes en civil, le visage dissimulé par un turban, sortent d’une Toyota Corolla blanche aux vitres fumées, sans plaques d’immatriculation. Celui qu’ils sont venus chercher ne sait pas quand il reverra le monde extérieur.

Ce mode opératoire bien connu des N’Djamenais porte la signature de l’Agence nationale de sécurité de l’Etat (ANSE), les redoutés services de renseignement du Tchad. Ces derniers mois, la multiplication des disparitions d’opposants, de membres de la société civile, d’acteurs économiques ou de simples citoyens fait régner un climat de peur dans la capitale.

« Ils m’ont embarqué menotté et les yeux bandés, souffle un ancien pensionnaire des geôles de l’ANSE. J’étais bien traité mais, la nuit, j’entendais le bruit des chaînes portées par d’autres prisonniers. Ils m’ont dit qu’ils voulaient instaurer l’ordre républicain et faire respecter l’autorité de l’Etat à ceux qui se croient plus fort que lui mais, pour moi, c’est comme ça que commence le totalitarisme », ajoute-t-il, rappelant que l’ANSE a remplacé la tristement célèbre Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) de l’ancien président d’Hissène Habré (1982-1990), condamné à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité en 2016 et décédé en 2021.

« Plus aucune voix discordante »

Dans une déclaration publiée le 10 septembre, l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) notait « une recrudescence d’arrestations arbitraires et des détentions au secret par les services de renseignement au Tchad » et dénonçait un « système parallèle » qui agit « en dehors du cadre législatif », car les victimes ne se voient présenter aucun document légal et sont privées de tous leurs droits.

« On ne peut parler d’interpellation ou d’arrestation car ces termes renvoient à des procédures judiciaires précises qui, dans ces cas, ne sont pas appliquées », détaille un ancien ministre. Les proches de Robert Gam utilisent donc le terme d’« enlèvement ». Le 20 septembre, après une réunion, cet opposant au président Mahamat Idriss Déby a enfourché sa moto pour rentrer à son domicile. Il n’y est jamais arrivé. Plusieurs Toyota Corolla sans plaques ont été aperçues dans le quartier.

Robert Gam est le secrétaire général du Parti socialiste sans frontières de l’ancien opposant – et cousin du chef de l’Etat – Yaya Dillo, tué d’une balle dans la tête lors d’un assaut de l’armée au siège de son parti à N’Djamena, en février. Une semaine avant sa disparition, il avait réclamé publiquement la libération de vingt-quatre membres du parti, maintenus en détention au bagne de Koro Toro – qualifié de « pire que l’enfer » par l’ONG Human Rights Watch (HRW) – en dépit de leur acquittement par la justice.

« Le signal envoyé par l’exécution de Yaya Dillo fut si fort qu’on entend plus aucune voix discordante aujourd’hui, se désole un défenseur des droits humains sous couvert d’anonymat. L’Etat veut inspirer la crainte. Quiconque osera le défier en subira les conséquences, personne n’est à l’abri. »

Les ressortissants étrangers pas épargnés

Le 5 août, l’abbé Simon-Pierre Madou recevait des soins dans son bureau de la paroisse de Walia, l’un des quartiers parmi les plus déshérités de la capitale, lorsque des hommes en civil armés de fusils d’assaut ont fait irruption et l’ont embarqué pour une destination inconnue.
La veille, il publiait une vidéo pour critiquer le nouveau découpage électoral qui favorise, selon l’opposition, les régions du Nord à majorité musulmane et moins peuplées, au détriment du Sud où les chrétiens sont plus nombreux. « Le sud du Tchad entre dans un esclavage institutionnel et constitutionnel », avait-il déclaré.

« Les propos incendiaires de l’abbé Madou constituent une atteinte grave à la loi et à la paix sociale et ont ainsi motivé une action légale conformément aux lois de la République », avait répondu le gouvernement dans un communiqué publié le jour même. De son côté, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de N’Djamena, Oumar Mahamat Kedelaye, avait indiqué qu’aucune plainte n’avait été enregistrée contre le prêtre.

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Face au tollé provoqué par l’interpellation du religieux, ce dernier a été libéré le jour suivant puis démis de ses fonctions par l’Eglise. Le lendemain, c’était au tour d’Oumar Ali Badour, rédacteur en chef du groupe Media Tchadinfos, d’être cueilli par des hommes en armes et en cagoule qui le retiendront 24 heures à la direction de l’ANSE sans explications.

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Les ressortissants étrangers ne sont pas épargnés. Depuis le 19 septembre, Maksim Shugaley, influenceur russe proche des réseaux Wagner, est détenu avec deux autres citoyens russes et un Biélorusse en dépit des efforts de Moscou pour obtenir leur libération. Une source gouvernementale évoque l’œuvre des « services spéciaux » – sous-entendu l’ANSE – qui relèvent directement de la présidence et face auxquels le gouvernement semble bien impuissant. Contactés, les services de communication de la présidence n’ont pas donné suite aux sollicitations du Monde.

Rajeunissement de l’appareil sécuritaire

Le 3 octobre, Reed Brody, célèbre avocat et défenseur des droits humains américain, qui a pourtant l’habitude de se rendre régulièrement au Tchad, a été brièvement interpellé par les services secrets avant d’être expulsé par avion. Avant cela, le Franco-Tchadien Ismaël Ngakoutou, ancien directeur général adjoint de la Commercial Bank Tchad, a été appréhendé le 10 juillet par des agents de l’ANSE à l’aéroport de N’Djamena alors qu’il s’apprêtait à rejoindre sa famille en France.

Son avocat MDominique Tricaud a saisi le groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire et déposé plainte en France contre le général Ismaël Souleymane Lony, la quarantaine, nommé directeur de l’ANSE le 22 février, deux jours avant l’opération militaire qui a conduit à la mort de Yaya Dillo. Ce proche du président Déby, dont il a été le secrétaire particulier, a remplacé Ahmed Kogri, ancien gendarme formé en France, réputé fin diplomate et proche des services occidentaux. Selon plusieurs observateurs, ce changement à la tête de l’ANSE ne serait pas étranger à la recrudescence des disparitions.

Depuis qu’il a succédé à son père Idriss Déby Itno, tué lors d’affrontements avec des rebelles en avril 2021, le président de 40 ans mène un profond travail de rajeunissement et de diversification communautaire au sein du puissant appareil sécuritaire hérité de son père. De nombreux généraux ont ainsi été mis à la retraite et dotés de confortables avantages avant d’être remplacés par des proches du chef de l’Etat. Le dernier remaniement, effectué à son retour des Emirats arabes unis, mi-octobre, concerne la quasi-totalité des corps habillés, de l’armée de terre à la garde nomade, en passant par la police et la gendarmerie nationale, à l’exception notable de l’ANSE.

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