« Nous avons neuf groupes ethniques et le dixième, c’est le cyclisme », sourit le jeune Awet Aman, 21 ans, l’allure fluette, son maillot de champion national sur le dos, au moment de s’élancer pour la dernière étape du Tour du Rwanda. Cet espoir du cyclisme africain sait que l’Erythrée fait figure d’exception sur le continent. C’est le seul pays où la jeunesse ne gravite pas autour du ballon rond mais du deux-roues. A Asmara, le vélo est roi.
La capitale érythréenne, perchée à 2 350 mètres d’altitude sur les hauts plateaux surplombant la mer Rouge, est un terrain de jeu et d’entraînement idéal pour les forçats de la route. Malgré sa taille modeste, elle est devenue le principal vivier de cyclistes du continent, dont certains roulent désormais sous les couleurs d’équipes professionnelles européennes.
Lundi 1er juillet, Biniam Girmay est même entré dans l’histoire en devenant le premier africain noir à remporter une étape du Tour de France, en s’imposant au sprint à l’issue des 230 km séparant Plaisance à Turin, en Italie. Détenteur du Maillot Vert, il a récidivé, samedi 6 juillet, lors de l’étape reliant Semur-en-Auxois (Côte-d’Or) et Colombey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne). D’une rapidité redoutable, le coureur de 24 ans, porteur du maillot vert de la Grande Boucle, sera à nouveau fêté à son retour au pays.
« Notre foot à nous »
A première vue, rares sont les loisirs dans cette nation de 6 millions d’âmes, repliée sur elle-même et dirigée d’une main de fer par le même autocrate, Isaias Afwerki, depuis l’indépendance acquise en 1993 au terme d’une guerre avec l’Ethiopie. Le service militaire y est obligatoire et d’une durée indéterminée, les frontières scellées et la connexion Internet inexistante.
Pourtant, tous les week-ends, une drôle de ferveur s’empare des rues d’Asmara, la « petite Rome africaine », où l’architecture héritée de l’occupation italienne résiste au temps et ajoute à l’anachronisme du lieu. « Des courses se déroulent chaque samedi dans différents quartiers de la ville, raconte le sélectionneur national et ancien cycliste, Samson Solomon. C’est notre sport le plus populaire, notre foot à nous… Tout le monde le regarde et tout le monde le pratique. » Lors du dernier championnat érythréen, le 15 juin, le temps s’est suspendu : les principales artères de la ville ont été prises d’assaut par des centaines de milliers de spectateurs pendant les quatre heures et demie qu’a duré la compétition.
Comme le mot l’indique en langue tigrinya, les origines de la « bicicletta » sont intimement liées à l’Italie, l’ancienne puissance coloniale, qui a introduit le vélocipède sur les rives de la mer Rouge dans les années 1890. Si les Erythréens le baptisent d’abord « le chariot du diable » (arebya sheytan), ils finissent par l’adopter comme un moyen de transport du quotidien, et en font parfois même un outil politique.
Dans les années 1980, durant la guerre d’indépendance qui les ont opposés à l’Ethiopie voisine, les fedayins (« francs-tireurs ») de la résistance érythréenne disposaient « d’escadrons cyclistes » capables de mener des assassinats ciblés avant de prendre la fuite à vélo. En représailles, l’armée éthiopienne interdira l’usage du deux-roues à Asmara.
Une échappatoire pour la jeunesse
« Le vélo, c’est toute notre vie », s’époumone Bereket Frezgiy, les épaules entourées du drapeau rouge, bleu et vert, les couleurs nationales. Ce natif d’Asmara est venu soutenir l’équipe érythréenne à Kigali, lors du Tour du Rwanda. « L’école ? Vous n’y allez ni en bus, ni en voiture, ni à pied, mais bien à vélo. On en possède tous un. C’est le premier cadeau qu’un père fait à son fils. C’est la récompense qu’offrent les écoles au major de promotion. » Une raison moins avouable explique l’omniprésence du deux-roues en Erythrée : il est l’unique moyen de répondre au manque de voitures dans une nation pauvre et isolée économiquement.
Pour la jeunesse érythréenne, le cyclisme apparaît comme une échappatoire, voire l’unique opportunité de faire carrière loin de l’armée de ce pays cadenassé. Une alternative aussi à l’exil, parfois mortel en Méditerranée ou dans le Sahara. Depuis une décennie, les coureurs érythréens se sont professionnalisés et l’espoir est permis. Daniel Teklehaimanot et Merhawi Kudus, deux gloires locales, ont brisé le plafond de verre en devenant, en 2015, les deux premiers cyclistes noirs à prendre le départ du Tour de France.
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Lors de leur retour triomphal à Asmara, en juillet 2015, la route reliant l’aéroport au centre-ville était envahie par une foule enthousiaste. Au milieu d’elle se trouvait un adolescent de 15 ans, Biniam Girmay, coureur amateur, qui ne se doutait alors pas qu’il deviendra l’idole du pays sept ans plus tard. Le puncheur explose aux yeux du grand public en 2022, en remportant la célèbre classique belge Gand-Wevelgem – une course élite du calendrier du World Tour – ainsi que, quelques semaines plus tard, une étape du prestigieux Tour d’Italie, une première pour un coureur africain noir. Dès la fin juillet à Paris, il représentera l’Erythrée aux Jeux olympiques, avec le statut d’outsider, mais auréolé de ses succès d’étape au Tour de France.
« Une seconde nature »
Biniam Girmay compte une autre victoire : il a creusé un sillage dans lequel s’est engouffrée toute une génération. Jamais les cyclistes africains n’ont été aussi nombreux dans l’élite mondiale. Sur les six coureurs africains présents dans le World Tour, cinq sont érythréens. « On a banalisé le fait d’avoir des coureurs africains dans le peloton, on se fait respecter », dit fièrement Biniam Girmay.
En Erythrée, le succès repose sur un savant mélange d’entraînement en haute altitude et de pratique intensive du vélo, précise « Bini » : « Notre force, c’est la culture. Si tu es un pays de foot comme ailleurs en Afrique, tu vas avoir un bassin de footballeurs professionnels. Chez nous, la plupart des jeunes de 10 ans sont déjà sur un vélo, à pédaler tous les week-ends lors des courses de quartier. Dès le plus jeune âge, tu connais tout. Les courses, l’équipement, l’entraînement… C’est une seconde nature. »
A l’échelle du continent, Biniam Girmay et ses collègues demeurent cependant une exception. « Nous sommes encore trop peu d’Africains dans le peloton mondial », estime-t-il, espérant que les équipes professionnelles – la plupart basées en Europe – « viennent davantage puiser les talents du continent ». Pas qu’en Erythrée, « en Ethiopie aussi, au Rwanda ou au Kenya », trois pays où le cyclisme a commencé à se faire une place ces dernières années.
Sommaire de notre série « L’Afrique en selle »