Il est 20 heures passées à Dakar, capitale du Sénégal, ce 30 septembre, et Seydou Bouzou s’agite derrière son petit étal de dibi haoussa, des brochettes de viande épicée nigérienne. Le temps d’enrouler un sandwich dans un papier journal pour un chauffeur de taxi qui le mangera sur la chaussée, il lance sur le gril une nouvelle commande destinée au propriétaire d’un luxueux véhicule qui préférera repartir avec son mets. Les bonnes journées, le jeune Nigérien, qui travaille six jours sur sept, encaisse jusqu’à 10 000 francs CFA (15,40 euros).
C’est un phénomène devenu indissociable du mode de vie dakarois : la street food, ou « jay taabal » ( « vente sur table », en wolof). Du goûter des enfants au repas nocturne des noceurs qui sortent de boîte de nuit, les restaurateurs de rue assurent de nombreux repas. La tendance s’est accélérée cette dernière décennie. « Il y a une vingtaine d’années, manger dans la rue était réservé aux enfants et aux ouvriers », explique le géographe Malick Mboup, qui travaille sur les modes de consommation alimentaire.
Les ouvriers ont toujours apprécié les « pensions » ou « tangana » (un dérivé du mot « chaud » en wolof), restaurants de rue dressés sur un coin de trottoir, dans lesquels un thieb (diminutif de thiéboudiène), le plat national, coûte environ 1 000 francs CFA (1,54 euro). Depuis, le public s’est élargi aux employés, aux cadres pressés, aux touristes et à la petite bourgeoisie. « Au point de faire reculer une vieille règle de politesse selon laquelle il est plutôt mal vu de manger dans la rue, à la vue de tous », souligne Malick Mboup.
Recettes cosmopolites
L’offre est devenue très variée. Toutes les « boutiques » (de petites épiceries) proposent du pain-thon et ses variantes : pain-vache qui rit, pain-omelette ou pain-ndambé (du ragoût de niebé, une sorte de haricot, glissé dans une demi-baguette). Mais l’inflation est passée par là et le pain-thon peut désormais coûter jusqu’à 200 francs CFA (31 centimes d’euro), contre 100 il y a un an.
Le thiakry, dessert composé de mil et de yaourt, est apprécié des nombreux sportifs de la capitale pour ses apports en protéines. Il y a aussi les petits plaisirs sucrés, qui s’achètent sur des étals dressés à la va-vite le long des rues : beignets ou glaces artisanales à la bouye (le fruit du baobab) ou au gingembre. Le madd, fruit acidulé de Casamance, se vend à proximité des marchés, arrosé d’une petite poudre de piment, de sucre et de sel.
L’émergence de cette cuisine de rue témoigne aussi du cosmopolitisme dakarois. Les plats les plus populaires sont souvent des créations hybrides avec des produits importés. Les beignets acaras (accras) sont venus avec l’immigration béninoise et togolaise. Les fatayas doivent beaucoup à l’installation durable des Libanais. Les dibi haoussas, accompagnées de moutarde ou d’oignons en sauce, sont toujours préparées par de jeunes Nigériens.
Devenue branchée
Et l’offre évolue vite, de nems en hamburgers revisités. « La street food dakaroise, c’est la rencontre entre les tendances mondiales et le porte-monnaie du Sénégalais », explique Tamsir Ndir, chef et consultant pour des restaurants sur le continent. « Dans beaucoup de foyers, on prévoit un repas par jour. Pour le reste, chacun se débrouille. Les collations entre 100 et 1 000 francs CFA permettent de manger plus d’une fois par jour », souligne-t-il. M. Ndir organise depuis 2019 un festival de la street food. « La première année, des quinquagénaires qui avaient perdu le réflexe du repas dans la rue remerciaient les exposantes de leur faire redécouvrir le goût de leur enfance. Les beignets de rue, c’est du patrimoine. »
Najma Orango, influenceuse sur les réseaux sociaux, estime que la street food est devenue branchée. Ainsi, depuis octobre, un des premiers food-trucks du pays s’est installé sur la Corniche, un quartier huppé de Dakar. Il revisite les puff puffs, des beignets de pâte levée frite, qui ont voyagé du Cameroun au Sénégal.
Au total, la street food emploierait entre 120 000 et 180 000 personnes dans le pays, en grande majorité dans le secteur informel. Parmi elles, de nombreuses femmes et beaucoup d’étrangers originaires de pays voisins. « C’est un moyen de démarrer une activité économique rapidement, avec un investissement minime, pour des retours d’argent souvent modestes mais rapides et quotidiens », explique Malick Mboup.