De l’année scolaire passée, l’enseignante Mabinta Bibi Djiba se remémore les regards mi-amusés, mi-circonspects de ses élèves à la vue du bracelet électronique attaché à sa cheville gauche. « Ils n’avaient jamais vu ça. Je suis la première femme à avoir porté un bracelet de ce type au Sénégal. Mais quand je leur ai raconté mon histoire, je suis devenue leur héroïne », confie cette professeure de français au collège de Guédiawaye, en banlieue de Dakar.
Comme des centaines de Sénégalais, cette responsable d’un mouvement des femmes au sein des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), au pouvoir depuis l’élection de Bassirou Diomaye Faye à la présidence de la République en mars, a été poursuivie pour « saccages et destruction biens appartenant à autrui » après son implication présumée dans les violences politiques survenues entre 2021 et 2024. Leur répression a provoqué une soixantaine de morts, des centaines de détentions arbitraires et des actes de torture, selon Amnesty international.
Condamnée au port du bracelet électronique pour une durée d’un an, elle l’a gardé jusqu’au vote de la loi d’amnistie en mars 2024. Décrétée par le président Macky Sall en fin de mandat « pour pacifier l’espace politique », la mesure a permis de faire libérer près d’un millier de personnes incarcérées pour des crimes et délits liés aux protestations. Pour Mabinta Bibi Djiba, qui en a pourtant bénéficié, celle-ci a surtout « promu l’impunité pour les criminels. Il faut les poursuivre pour réparer notre pays et ceux qui ont subi un préjudice. Pour ma part, j’ai lutté pour la justice et on a terni mon image ».
Sonko, opposé à la loi depuis sa prison
C’est à ces Sénégalais qui s’estiment injustement poursuivis et aux familles des victimes qu’Ousmane Sonko s’est adressé le 1er novembre, en pleine campagne pour les législatives anticipées. Tête de liste du Pastef, le premier ministre a promis de faire abroger la loi si son camp obtient la majorité absolue à l’issue des élections du dimanche 17 novembre.
« Utiliser les moyens de l’Etat pour comploter, tirer, tuer des manifestants désarmés, on ne peut pas l’effacer comme si ça n’avait jamais existé. (…) Une loi d’amnistie qui crée l’impunité pour des assassins, on ne l’accepte pas », a lancé M. Sonko en meeting à Ziguinchor, dans le sud du pays. Libéré comme son comparse Bassirou Diomaye Faye – élu président dix jours plus tard – grâce à cette loi, le chef du gouvernement a rappelé que son camp s’était en son temps opposé à son adoption. « En prison, on m’a proposé de soutenir cette loi. J’ai refusé. J’ai dit à mes députés : “Si cette loi permet la libération des jeunes, votez oui. Si c’est pour couvrir les crimes de sang, votez non.” Tous les députés ont voté non. »
L’annonce de M. Sonko, saluée par des organisations de défense des droits humains, suscite en revanche l’ire du camp de Macky Sall. Selon les partisans de ce dernier, l’abrogation vise à poursuivre l’ex-président, ainsi que des responsables des forces de l’ordre comme Félix Antoine Diome, ex-ministre de l’intérieur, et le général Moussa Fall, ancien patron de la gendarmerie
« Ils n’en feront rien, c’est une arlésienne, balaie l’avocat Amadou Sall, responsable du pool d’avocats de l’inter-coalition Takku Wallu Sénégal, qui s’est choisi l’ancien chef de l’Etat comme tête de liste. Annuler l’amnistie, c’est mettre en accusation la police nationale et l’armée, dont certains hauts gradés sont toujours en poste. Par ailleurs, Ousmane Sonko a lui-même appelé à l’insurrection qui a causé des morts. Il devra alors être poursuivi. »
En cas d’abrogation de la loi d’amnistie se poserait en effet la question de la réactivation des charges contre l’actuel premier ministre. Arrêté en juillet 2023, il a été détenu durant huit mois pour « appel à l’insurrection » et « atteinte à la sûreté de l’Etat ».
« Imbroglio juridique inextricable »
« L’abrogation de la loi nous ferait revenir au statu quo ante pour les personnes appréhendées. Va-t-on remettre en prison des centaines d’individus parmi lesquels figurent aujourd’hui des ministres ? Cela causerait un imbroglio juridique inextricable », met en garde Maurice Soudieck Dione, professeur agrégé de sciences politiques à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, dans le nord du pays.
Reste la possibilité d’une abrogation partielle. « Il faut réitérer l’amnistie pour les détenus politiques, mais la lever pour les responsables des violences. Laisser ces crimes impunis ne peut être admis dans une démocratie », considère ainsi Me Moussa Sarr, l’avocat de centaines d’anciens prisonniers. Mesure contestée dès son annonce, l’amnistie avait été présentée comme un outil de réconciliation par Macky Sall après trois années de violence, mais son abrogation générerait d’importants défis juridiques.
« Dans le droit sénégalais, le principe de non-rétroactivité implique qu’on ne peut être puni en vertu d’une loi postérieure plus sévère. Or, la loi d’amnistie crée des droits acquis pour les bénéficiaires. L’abroger pour rétablir des poursuites, c’est violer ce principe », explique El Amath Thiam, président de l’ONG Justice sans frontière, qui lutte contre l’impunité et les longues peines.
« A cette difficulté s’ajoute celle du temps. Les preuves s’effacent, les témoins disparaissent ou voient leur mémoire altérée, ce qui compromet l’efficacité des investigations et la solidité des poursuites. En l’absence de preuves nouvelles, les enquêtes pourraient apparaître comme des actions politiquement motivées », poursuit le juriste, qui préconise la création d’une commission vérité et réconciliation pour apaiser les victimes et leurs familles.
Le sort de Macky Sall en jeu
Une option inenvisageable pour les défenseurs des anciens détenus politiques mobilisés depuis des mois pour mettre Macky Sall en procès. Accusé par le premier ministre de crimes économiques pour avoir « maquillé » la réalité du déficit public, l’ex-président installé au Maroc est aussi l’objet d’un signalement pour crimes contre l’humanité auprès de la Cour pénale internationale et d’une plainte en France pour les mêmes faits.
Après que cette dernière a été déposée au Parquet national antiterroriste, le doyen des juges a constaté « son incompétence », au motif que les faits dénoncés dans la plainte ne relevaient pas de la qualification de crimes contre l’humanité. Les plaignants franco-sénégalais ont fait appel. Le délibéré est attendu le 27 novembre.
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Pour autant, Babacar Sèye ne perd pas l’espoir d’assister un jour au procès de l’ancien président. A la tête du Collectif des victimes de Macky Sall, il plaide pour l’émission d’un mandat d’arrêt international et s’est attaché les services de l’ancien procureur américain Reed Brody, spécialisé dans la poursuite des dictateurs déchus. « Hissène Habré [ancien président du Tchad condamné à la perpétuité pour crimes contre l’humanité en 2017 par un tribunal spécial au Sénégal] a été jugé, pourquoi pas Macky Sall ? Il n’est pas au-dessus des lois. Il le sait et craint de battre campagne ici au Sénégal », lance-t-il en allusion à la campagne à distance menée par Macky Sall, tête de liste de sa coalition.
Élu avec 54 % des voix dès le premier tour, le président Faye attend désormais le même plébiscite pour dominer l’Assemblée. Le chemin vers un procès de son prédécesseur demeure toutefois incertain. Pour cela, le nouveau Parlement devra d’abord réunir la majorité des trois cinquièmes des députés pour saisir la Haute cour de justice, seule instance habilitée à juger un ancien chef d’Etat. Charge aux élus de définir ensuite la notion juridiquement floue de « haute trahison », pour laquelle Macky Sall pourrait alors être poursuivi.