Dans « Vérité et politique », un article publié en 1967 dans le magazine The New Yorker, Hannah Arendt livre une longue réflexion sur le conflit, ancestral, entre ces deux notions et sur le statut de la vérité dans la société politique. Si, argue-t-elle, la vérité des faits, « têtus », n’est pas discutable, ils peuvent, moyennant un « brouillage de la ligne de démarcation entre vérité factuelle et opinion, être discrédités comme simplement une opinion de plus ».
A cette aune-là, observe la philosophe, le mensonge a toujours été considéré comme un « outil nécessaire et justifié des politiciens, des démagogues, mais aussi des dirigeants de l’Etat », une pratique qui, dans sa version moderne, revêt la forme de la manipulation de masse.
Mais, ajoute-t-elle, trois institutions échappent à cette logique : l’institution judiciaire, où « la vérité constitue le critère le plus exigeant du discours comme de l’action », l’université, terreau de la liberté intellectuelle, et les médias. Pour autant qu’elles restent indépendantes du pouvoir, ces institutions sont à même, en dépit de leurs lacunes, de « faire prévaloir la vérité dans l’espace public ».
Le rapport à la vérité est au cœur des stratégies de conquête et de conservation du pouvoir déployées par les aspirants dictateurs et autocrates, qui, de gauche ou de droite, ont d’instinct perçu la nécessité de s’approprier cette ressource, qu’ils aient ou non lu Hannah Arendt. Ou médité cet aphorisme d’un autre philosophe, Friedrich Nietzsche : « rien n’est vrai, tout est permis », qui était aussi la devise prêtée à la secte des Assassins à l’époque des Croisades. Dans 1984, Orwell décrit la dystopie d’Océania en démontant l’ingénierie orchestrée par le ministère de la vérité.
Chemin ouvert par Orban
Si les grands systèmes totalitaires du XXe siècle ont, assez naturellement, mis la main sans ménagements sur les trois institutions mentionnées par Arendt, celles-ci ont également constitué le cœur de cible des formations national-populistes dès leur accession au pouvoir, par la voie démocratique, en Europe centrale.
Le chemin a été ouvert par Viktor Orban, de retour au pouvoir en 2010 après un premier mandat contraint par la Constitution du pays, qui s’est empressé, grâce à la victoire écrasante remportée par son parti, le Fidesz, d’amender la Constitution, d’émasculer la Cour constitutionnelle et de faire main basse sur l’appareil judiciaire. Il fait également voter plusieurs lois pour restreindre la liberté de la presse, étouffant progressivement les derniers médias privés qui lui tenaient tête. Et il parvient à mettre la main sur le monde académique, contraignant l’Université d’Europe centrale, fondée et financée par son ennemi juré, George Soros, et dernier fortin de la liberté académique dans le pays, de quitter Budapest pour Vienne.
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