Depuis le lancement en 2019 de son dispositif de protection sociale, appelé couverture maladie universelle (CMU), la Côte d’Ivoire tente de le faire appliquer à l’échelle nationale. Le système est simple. L’individu doit d’abord s’inscrire en mairie, où une carte individuelle lui est remise. Pour l’activer, il doit ensuite s’acquitter d’une cotisation mensuelle de 1 000 francs CFA (1,52 euro) qui lui permet de bénéficier d’une remise de 70 % sur les consultations médicales et sur une large liste de médicaments. Pour les personnes considérées comme « indigentes », la prise en charge passe à 100 %.
La liste des médicaments couverts, qui concernait surtout, au début du dispositif, les antibiotiques et antidiarrhéiques, a été élargie en 2023 aux maladies métaboliques comme le diabète et l’hypertension. Certains traitements particulièrement coûteux, comme les chimiothérapies, ne sont pas pris en charge, mais les autorités sanitaires se targuent de couvrir au moins 90 % du profil épidémiologique, avec plus de 170 pathologies et 900 spécialités de médicaments.
Le dispositif, doté d’un budget annuel de 1 200 milliards de francs CFA, est financé par les cotisations sociales, des apports de bailleurs de fonds internationaux (dont la Banque mondiale), les contributions patronales, ainsi qu’un apport de l’Etat ivoirien.
Sur le papier, les résultats sont encourageants. Le 8 novembre, le gouvernement revendiquait sur le réseau social X quelque 15 millions de personnes inscrites à la CMU, soit plus de 51 % de la population résidant en Côte d’Ivoire. Mais la réalité est plus nuancée. Les professionnels ont certes majoritairement adhéré au dispositif, avec 1 980 établissements de santé publique (soit 60 % d’entre eux) et environ 500 pharmacies privées, selon les chiffres officiels communiqués au Monde par le ministère de la santé. Mais un tiers seulement des personnes inscrites ont reçu leur carte et, parmi elles, moins de 2 millions sont à jour de cotisation. En 2024, seuls 500 000 assurés ont effectivement utilisé les services de la CMU.
De fortes disparités territoriales
« Il y a quand même une évolution : nous n’avions que 2 millions d’inscrits il y a trois ans », souligne Arsène Brou. Vice-président de l’Union nationale des pharmaciens privés de Côte d’Ivoire, il a participé à la mise en place du dispositif et est aujourd’hui membre du comité de suivi. « Mais cette évolution reste assez timide, poursuit-il. Nous sommes surpris du peu d’engouement qu’a rencontré la CMU au sein de la population, en particulier des indigents. Beaucoup sont réticents, d’abord à s’inscrire, puis à activer leur carte. »
Le dispositif souffre aussi de fortes disparités territoriales, les habitants des villes de l’intérieur du pays s’étant avérés plus réceptifs aux promesses de la CMU et plus enclins à activer leur carte que les Abidjanais, habitués à fréquenter les dispensaires communaux et à suivre un parcours de soins formel. « Nous voyons circuler très peu de bons CMU dans les pharmacies d’Abidjan, mais c’est tout le contraire dans les pharmacies du Sud-Ouest notamment, comme à Soubré », détaille Arsène Brou. Dans sa propre officine, il dit ne traiter que « trois ou quatre » bons CMU par mois.
Pourquoi une telle réticence ? « C’est la grande question, soupire le pharmacien. Pourquoi quelque chose qui est offert, avec un plateau technique qui s’est beaucoup amélioré, avec des médicaments délivrés à moindre coût, ne suscite pas une adhésion massive ? Je n’en sais rien. On aurait aimé voir plus de gens profiter de cette main tendue du gouvernement… »
« Une grande partie de la population n’est pas suffisamment informée des avantages et du fonctionnement de la CMU », regrette Edith Kouassi, la directrice générale du dispositif, pour qui la « sensibilisation » n’a pas assez été prise en compte au départ. Le gouvernement a tenté d’y remédier en renforçant sa communication, allant jusqu’à ordonner en septembre 2022 que la carte de CMU devienne obligatoire pour de nombreuses démarches administratives, comme le retrait du passeport et du permis de conduire. Mais la mesure reste peu appliquée dans les faits. Sur les réseaux sociaux, les internautes déplorent aussi les dysfonctionnements et les lenteurs administratives, notamment le délai de délivrance des cartes.
Concurrence du marché informel
Les réticences sont également culturelles, explique Edith Kouassi. La population n’a pas « la culture de l’assurance » : avant 2019, moins de 5 % de la population était assurée, en vaste majorité des salariés déclarés. Les Ivoiriens sont aussi peu familiers du « paiement anticipé avant de bénéficier des soins dans les services de santé », affirme-t-elle. Sans compter que les patients préfèrent souvent se tourner vers les tradipraticiens plutôt que vers les médecins reconnus par la profession.
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A Abidjan, les pharmaciens souffrent aussi de la concurrence du marché informel des médicaments, constitué pour une large part de contrefaçons importées d’Asie. Celles-ci sont moins efficaces, voire dangereuses, alertent les professionnels de santé, et leur prix reste plus élevé qu’un médicament vendu régulièrement avec le rabais de 70 % appliqué par la CMU.
Enfin, le dispositif pâtit d’un manque de confiance envers la classe politique. « Les Ivoiriens sont réticents à s’engager dans une politique publique dont ils ne maîtrisent pas les tenants et les aboutissants, observe le socio-anthropologue Firmin Kra, enseignant-chercheur à l’université Alassane-Ouattara de Bouaké. Ils ne savent pas si le taux de cotisation augmentera, ne sont pas sûrs de l’effectivité des remboursements… Beaucoup estiment que plusieurs promesses politiques n’ont pas été respectées par le passé. Cette méfiance n’est pas un phénomène nouveau. »
Pour promouvoir la politique d’accès à la santé pour tous, Firmin Kra préconise de « continuer de communiquer sur les avantages de la CMU », mais en « dépolitisant le discours, parce que la santé universelle ne doit pas être un produit politique mais un produit social ». « Même dans les pays où la couverture maladie fonctionne bien, comme la France, la mise en place n’a pas été simple, rappelle-t-il. Il faut y aller progressivement, en commençant par réparer le lien de confiance entre les populations et les politiques. »
Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le Fonds mondial.