« Le Monde » et les présidents de la Vᵉ République, entre contre-pouvoir et soutien

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Ce 18 septembre 1958, Hubert Beuve-Méry a rendez-vous avec le général de Gaulle et c’est un petit événement, tant les deux hommes se tiennent depuis quatorze ans soigneusement à distance. D’ailleurs, le « patron », comme on l’appelle au Monde, fréquente rarement les hommes politiques. Il goûte peu ces dîners en ville où l’on glane la rumeur de l’époque, ne cherche pas la compagnie des célébrités ou des puissants – et encore moins de ce général dont il vient pourtant d’approuver le retour au pouvoir et la nouvelle Constitution, contre l’avis d’une partie de sa rédaction.

Dans « la baraque » – le mot de Beuve-Méry pour désigner le journal, autant dire sa maison –, il n’est pas rare de l’entendre imiter avec ironie, lors de la conférence du matin, qui se tient debout dans son bureau, la voix de gorge et le phrasé gouailleur du Général. Mais ce démocrate-chrétien le dit volontiers : « Je n’ai jamais été gaulliste, même pendant la guerre, si on entend par gaulliste cette adhésion totale à une personne. » Le Monde, sous sa direction, a soutenu le président du Conseil, Pierre Mendès France, et sa politique de décolonisation en Indochine, au Maroc et en Tunisie. Mais le janséniste Beuve est allergique aux partis et se méfie notamment du Rassemblement du peuple français (RPF), ce mouvement gaulliste qui refuse le clivage droite-gauche en penchant tout de même vers une droite que le journaliste juge souvent louche. Et puis, cet indépendant obsessionnel entretient un rapport ambivalent avec le héros de la guerre, qui a fait de lui le directeur du « journal de référence ».

Car c’est bien là le formidable non-dit qui pèse sur ce rendez-vous. Entre ce futur président qui dit souvent « moi, général de Gaulle » et « la France », comme si les deux se confondaient, et ce directeur du Monde qui a pris pour pseudonyme Sirius, l’étoile la plus brillante du Système solaire, il n’y a pas seulement une bataille entre deux orgueils. Il y a une ambiguïté de départ. Une opposition que de Gaulle, exaspéré par les éditoriaux critiques du patron du quotidien, résumera un jour d’une phrase : « Vous comprenez, ce que ne me pardonne pas Beuve-Méry, c’est de lui avoir donné Le Monde à la Libération. »

A gauche, Hubert Beuve-Méry au siège du « Monde », en 1958. A droite, le général de Gaulle, en 1960. A gauche, Hubert Beuve-Méry au siège du « Monde », en 1958. A droite, le général de Gaulle, en 1960.

Arrêtons-nous là un instant. Si surprenant que cela puisse paraître, ce rendez-vous, en 1958, est en fait la deuxième entrevue entre de Gaulle et Beuve-Méry. La première rencontre entre les deux hommes a eu lieu quatorze ans plus tôt, un mois après la naissance du Monde, le 18 décembre 1944. La scène a été racontée par Beuve lui-même et il faut imaginer ces deux hommes, que leur origine sociale et douze années séparent, face à face.

De Gaulle, d’abord. Un mètre quatre-vingt-seize encore sanglé, à l’époque, dans son uniforme ceinturé à la taille. Né en 1890, c’est un fils de la grande bourgeoisie, un militaire bien sûr, élevé dans le culte de la grandeur de la France et tout auréolé de l’appel du 18 juin qui a fait de lui l’incarnation de la Résistance du pays. Dans la défaite de 1940, il a vu l’effondrement de l’armée, mais aussi le rôle-clé que la désinformation et la propagande ont joué dans l’affaissement moral de la France et dans la victoire des totalitarismes, qui ont semé la guerre et la destruction en Europe. L’homme du 18 juin et cette nouvelle génération née de la Résistance, à la tête du gouvernement provisoire de la République française, veulent remettre sur pied un journal sérieux qui rend compte des faits politiques en France et à l’étranger, soutient la démocratie, le progrès et cette Europe à reconstruire. Un grand quotidien qui prendrait la place, les locaux et l’imprimerie du Temps, le journal libéral de la IIIRépublique, qui s’est disqualifié dans la collaboration.

Voici Hubert Beuve-Méry, maintenant. Avec son mètre quatre-vingt, lui aussi est assez grand pour l’époque. Il est surtout austère et raide. « Gracieux comme un cactus », écrira plus tard la patronne de L’Express, Françoise Giroud, qui sait croquer les hommes d’un trait de plume. « Très travailleur, d’une honnêteté frôlant l’obsession et dont il faisait un étendard », se souvient son biographe, l’historien Jean-Noël Jeanneney, qui l’a rencontré à plusieurs reprises. Sa seule pointe d’élégance ? Une canadienne, qu’il porte l’hiver sur son costume sombre, la même que celle de Jean-Pierre Cassel dans L’Armée des ombres (1969), le chef-d’œuvre de Jean-Pierre Melville sur la Résistance. Né en 1902, fils d’une couturière et d’un horloger-bijoutier qui se prénommait déjà Hubert – il est mort lorsque son garçon avait 6 ans –, Beuve a vécu une enfance modeste, mais il a fait des études de lettres et de droit. Journaliste et catholique, il a débuté aux Nouvelles religieuses avant de devenir correspondant du Temps à Prague. C’est de là qu’il a démissionné, en 1938, pour protester contre l’abandon de la Tchécoslovaquie lors des accords de Munich avant d’alerter, l’année suivante, sur la menace hitlérienne dans un livre d’une inquiète lucidité, intitulé Vers la plus grande Allemagne (Paul Hartmann, 1939).

De Gaulle sait bien que la Résistance de Beuve a été plus tardive. « Vous n’étiez pas des miens », lui dira-t-il plus tard. En 1940, en effet, Beuve-Méry n’a pas rejoint Londres, mais a cru possible un maréchal Pétain « bouclier », participant à l’Ecole d’Uriage, censée fournir des cadres au régime de Vichy. Résolument opposé au nazisme, c’est en 1942 qu’il a rompu avec Vichy pour rejoindre les maquis du Vercors, des Glières et de Manigod.

Une réunion de travail dans le bureau du directeur du « Monde », en 1958. De gauche à droite : Robert Gauthier, Jean Lahitte, Bernard Lauzanne, André Fontaine, Jean Schwoebel, Paul Duchateau, Jacques Fauvet, André Chênebenoit, Marcel Tardy, Jean Planchais, Hubert Beuve-Méry. Une réunion de travail dans le bureau du directeur du « Monde », en 1958. De gauche à droite : Robert Gauthier, Jean Lahitte, Bernard Lauzanne, André Fontaine, Jean Schwoebel, Paul Duchateau, Jacques Fauvet, André Chênebenoit, Marcel Tardy, Jean Planchais, Hubert Beuve-Méry.

Beuve sait bien que ce n’est pas de Gaulle qui l’a choisi pour diriger Le Monde mais Pierre-Henri Teitgen, un fils de journaliste et, surtout, le patron des démocrates-chrétiens du Mouvement républicain populaire (MRP). « J’avais donné ma démission du Temps au moment de Munich, je revenais du maquis, bref pour un ensemble de circonstances j’étais apparu comme la personne idoine », écrira plus tard Beuve-Méry. Curieusement, lors de cette première rencontre entre le journaliste et le président du gouvernement provisoire, Beuve a proposé, « craignant d’être insuffisamment informé dans cette époque aussi troublée », expliquera-t-il, de retrouver chaque semaine les chargés de l’information du pouvoir. Avant d’entendre de Gaulle répliquer avec superbe : « Bah, ce sont des fonctionnaires, vous vous débrouillerez bien tout seul. »

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Beuve s’est « débrouillé », en effet. Le Monde, avec ses articles serrés, ses titres balancés, son impression austère sans la moindre photo et ses grandes plumes, est devenu le journal de l’intelligentsia française. Un intraitable contre-pouvoir aussi. Et c’est bien ce qui agace de Gaulle. Le Général n’aime pas les journalistes. Les journalistes aiment rarement les généraux. Mais Le Monde, avec ses 250 000 exemplaires vendus, est devenu incontournable.

« Je le lis et je m’amuse beaucoup »

Pour que de Gaulle accepte de recevoir Beuve-Méry, en 1958, il a d’ailleurs fallu tout l’entregent du nouveau chef du service Politique, Pierre Viansson-Ponté. Jacques Fauvet, qui régnait jusque-là sur la politique, vient d’être nommé rédacteur en chef adjoint. Le subtil Viansson a été débauché de L’Express quatre mois plus tôt et est arrivé au Monde le 12 mai 1958, la veille du putsch d’Alger, qui a ramené de Gaulle au pouvoir. Depuis, il observe, subjugué, les remous au cœur du quotidien. Lorsque Beuve-Méry, alias Sirius, a écrit dans son éditorial que le retour de De Gaulle était un « moindre mal » puis a appelé à voter oui à la Constitution de la Ve République, il a dû faire face à une fronde de plusieurs journalistes du service Politique. C’est la tradition au Monde : les débats sont libres, la Société des rédacteurs est actionnaire du journal et, si les journalistes s’adressent avec respect au « patron », ils peuvent le contredire. Les frondeurs du service Politique (Raymond Barrillon, Georges Mamy, Alain Guichard et Claude Ezratty, qui signera bientôt sous le nom de Claude Estier) ont donc obtenu que le journal publie un court texte affirmant qu’ils « ne sauraient être engagés par des positions prises en dehors d’eux, en des heures particulièrement graves pour un régime auquel ils demeurent attachés ».

Pierre Viansson-Ponté à la rédaction du « Monde », en 1976. Pierre Viansson-Ponté à la rédaction du « Monde », en 1976.

Viansson-Ponté est plus centriste et moins défavorable à de Gaulle que les journalistes de son nouveau service. A ses débuts, entre un poste à l’Agence France-Presse (AFP) et la fondation de L’Express, il est entré, en 1952, au cabinet du radical Edgar Faure, éphémère président du Conseil, pendant quarante jours, sans que cet aller-retour entre la politique et le journalisme ne choque personne. Surtout, en fin observateur politique, il a compris que la IVRépublique, avec ses vingt-deux gouvernements en douze ans, est morte et enterrée. Il a aussi deviné la distance entre Beuve-Méry et le Général. C’est un modéré qui « aime la politique comme d’autres le théâtre ». Et s’il jugerait saugrenu de faire du Monde un journal favorable au pouvoir, il pense qu’il est bon qu’au moins le « patron » et le président se parlent.

Comme cette subtile plume, amoureux de la littérature et assez mondain, dîne régulièrement chez Georges et Claude Pompidou, quai de Béthune, sur l’île Saint-Louis, à Paris, il n’a eu qu’à appeler l’ancien banquier de chez Rothschild, devenu pour un temps le directeur de cabinet du Général, afin d’organiser ce fameux rendez-vous à l’Elysée entre Beuve-Méry et de Gaulle.

« Ah, Le Monde… Je vois le talent, le succès, le tirage. On le lit. Je le lis et je m’amuse beaucoup. Vous en savez des choses… C’est très divertissant les journaux… », ironise d’entrée le président. « Mon Général, ce n’est pas tout à fait le but que nous poursuivons, en faisant ce journal avec les difficultés que vous savez. Mais après tout, les rois de France avaient leurs bouffons qui parfois rendaient service tout en les amusant… », rétorque le journaliste. Un contre-pouvoir, c’est bien la façon dont Beuve-Méry entend le rôle du Monde.

Lire le récit de cette rencontre, publié en 2010 | De Gaulle et la presse

Ce n’est que le début d’une longue joute qui ressemble à du dépit amoureux et va durer onze ans, jusqu’au départ de De Gaulle de l’Elysée, en 1969. Les journalistes du Monde enquêtent, dénoncent la torture en Algérie puis racontent la décolonisation – le quotidien a toujours été anticolonialiste –, les rivalités politiques entre le président et son premier ministre, la « Françafrique » de Jacques Foccart et les actions louches du Service action civique, le SAC, qui joue les polices parallèles du régime gaulliste. Beuve-Méry sait-il que le premier ministre, Michel Debré, l’a fait mettre sur écoute ?

« Quel chardon dans mon pantalon ! »

Dans ses éditos, Sirius pose les valeurs d’un journal démocratique, progressiste et européen. Il a aussi établi une tradition qui veut que le journal se prononce, au moment de l’élection présidentielle ou d’un référendum, considérant que Le Monde doit cette transparence à ses lecteurs. En 1958, il avait donc dit un « oui conditionnel et provisoire » au retour du Général. En 1962, il appelle à voter non au référendum sur l’élection du président au suffrage universel direct, craignant qu’il ne renforce « le bon plaisir du prince ». Le oui l’emporte, mais Sirius gâche la victoire gaulliste d’une formule : « Assez de voix pour un référendum, trop peu pour un plébiscite. » Le Général réplique à sa façon : « Ce Beuve-Méry, quel chardon dans mon pantalon ! » Il empêchera toujours qu’on le photographie en train de lire ce journal si exaspérant.

La politique non atlantiste du Général devrait pourtant plaire à Hubert Beuve-Méry, lui qui se méfie de ces Etats-Unis trop capitalistes. Mais, là encore, il se montre critique, tout à sa volonté d’être foncièrement indépendant du pouvoir. En 1965, il se prononce contre la réélection du chef de l’Etat. En 1968, alors que le journal tire désormais à 800 000 exemplaires pendant les émeutes de mai, il s’interroge tout haut sur l’âge du capitaine et cette « omniprésence du moi ». De Gaulle, exaspéré par ses critiques, a fini par surnommer le quotidien « L’immonde » et Beuve-Méry « M. Faut-que-ça-rate »

Il arrive que, lorsqu’on se mesure à pareil adversaire, on finisse par quitter la scène avec lui. En 1969, Sirius a appelé à voter non au référendum voulu par le président après la crise de Mai 68. Le non l’emporte, provoquant la démission de De Gaulle. Beuve fait de même, six mois plus tard. Le plus jeune de la rédaction, Robert Solé, 23 ans, lui remet les clés de la petite DAF, une voiture néerlandaise avec un moteur Renault, offerte par les journalistes. Il pourra faire la route depuis son domicile parisien du boulevard Raspail jusqu’aux environs de Fontainebleau (Seine-et-Marne), où il a une maison. S’il a laissé sa place de directeur à Jacques Fauvet, Beuve a cependant gardé un bureau au 5e étage de l’immeuble de la rue des Italiens, dans le 9arrondissement, d’où il veille sur le journal, comme une statue du commandeur…

C’est encore la génération de la guerre, mais Fauvet, de douze ans le cadet de Beuve, est plus à gauche que lui. Prisonnier pendant cinq ans d’un oflag, à 50 kilomètres de Dresde, en Allemagne, le nouveau directeur a gardé une sorte de respect pour l’Armée rouge qui l’a délivré. Il n’est certes pas communiste, mais l’union de la gauche ne lui fait pas peur.

Le silence autour de la maladie de Pompidou

Pour l’heure, elle est encore lointaine. Si le nouveau président, Georges Pompidou, affiche un goût certain pour la modernité, c’est encore la droite gaulliste qui est au pouvoir. Au Monde, le service Politique s’est étoffé. Y règnent toujours ces vieux routiers du parlementarisme, dont Raymond Barrillon, que Fauvet a propulsé à la tête du service pour mieux éloigner son rival Pierre Viansson-Ponté. Mais Viansson, qui a obtenu d’écrire un feuilleton hebdomadaire, a introduit au journal des portraits politiques finement ciselés, des scènes de genre, bref un peu de cette psychologie humaine qui donne une âme à la chronique du pouvoir.

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Quand a-t-il compris que le chef de l’Etat était malade ? En a-t-il discuté avec sa consœur Claudine Escoffier-Lambiotte, médecin, qui a obtenu de Beuve la création des pages médecine, en 1967 ? Selon le professeur Jean Bernard, qui les connaît tous deux et en témoignera bien plus tard, Pompidou a su, pour sa part, avant même son arrivée à l’Elysée, qu’il était atteint d’une affection rare de la moelle osseuse. Cette maladie de Waldenström, qui provoque maux de tête, saignements de nez et grippes fréquentes, le propre fils du président Pompidou, Alain, médecin lui aussi, en connaît la gravité. Plus que son père, racontera-t-il plus tard.

Le journal, lui, n’évoque qu’avec mille précautions la santé du chef de l’Etat. La « vie privée » : c’est encore ainsi que l’on considère le sujet au Monde. En 1964, l’opération de la prostate du général de Gaulle avait fait l’objet d’une dépêche à l’AFP, reprise dans un article, parce que le Général l’avait permis. Cette fois, la faiblesse visible de Pompidou reste un tabou à l’Elysée même et le journal se contente de petits entrefilets évoquant l’« infection grippale » à répétition du président, dont seuls les guillemets instillent le doute sur la gravité du mal.

Georges Pompidou lors d’une conférence de presse, à Paris, le 27 septembre 1973. Georges Pompidou lors d’une conférence de presse, à Paris, le 27 septembre 1973.

Le 3 juin 1973, pourtant, alors que le visage de Pompidou, gonflé par la cortisone, frappe tous les téléspectateurs qui suivent à la télévision ses rares déplacements, Viansson écrit cette fois franchement, dans son feuilleton hebdomadaire : « Dès lors qu’elle bouscule les événements, change les comportements, débouche sur des actions ou des refus, retentit en définitive sur les propagandes, les mouvements d’opinion, les manifestations, les grèves même, la santé du président, qu’elle soit excellente ou médiocre, n’est plus son bien, son problème ou son souci, mais le nôtre. » Il y reviendra plusieurs fois, fustigeant, le 7 avril 1974, soit cinq jours après la mort de Pompidou, que l’on ait menti jusqu’au bout aux Français sur la santé du président, les considérant comme un « peuple d’enfants, auxquels on peut offrir des images d’Epinal pour les amuser, mais qui n’ont pas droit à la vérité ».

Lire cette archive de juin 1973 | Article réservé à nos abonnés La santé du président, par Viansson-Ponté

Un mois plus tard, Valéry Giscard d’Estaing est élu à une courte majorité, 50,66 %, contre François Mitterrand, et Jacques Fauvet constate à la une du journal : « Cette fois, le pays est bien coupé en deux. (…) Même si la droite domine son succès et la gauche sa déception, la coupure est là : entre les générations, les régions, les catégories sociales, pour ne pas dire les classes. »

Giscard tient « Le Monde » à l’écart

Les premières réformes du nouveau pouvoir ne déplaisent pas au Monde, qui soutient la majorité à 18 ans, la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG), l’éclatement de l’ORTF ou le divorce par consentement mutuel. Mais le président n’est pas élu depuis six mois que sa cote de popularité s’effrite et que Thomas Ferenczi signe une longue enquête intitulée « Un certain “exercice solitaire du pouvoir” ».

Lire l’enquête de Thomas Ferenczi (de 1974) | Article réservé à nos abonnés Un certain « exercice solitaire du pouvoir »

Le journaliste accrédité à l’Elysée y souligne le caractère distant et monarchique, sous les apparences de la modernité. Il note aussi le secret jalousement gardé autour de la vie privée d’un président qui disparaît facilement des week-ends entiers « sans que ses collaborateurs sachent où il se trouve ». L’article a tant déplu à « VGE » que le jeune chef de l’Etat a écarté Ferenczi de toutes les invitations à l’Elysée où il s’entretient en off avec des journalistes autour d’un thé. Lorsqu’il le croise, il se montre désormais « si distant qu’il est impossible d’avoir la moindre conversation avec lui ».

Thomas Ferenczi, du « Monde », en arrière-plan, avec lunettes et calepin, à la première garden-party de l’Elysée du président Valéry Giscard d’Estaing (de profil), le 14 juillet 1974. Sont également présents Yves Mourousi (au centre, à l’arrière-plan) et, devant lui, Alain Trampoglieri (au centre). Thomas Ferenczi, du « Monde », en arrière-plan, avec lunettes et calepin, à la première garden-party de l’Elysée du président Valéry Giscard d’Estaing (de profil), le 14 juillet 1974. Sont également présents Yves Mourousi (au centre, à l’arrière-plan) et, devant lui, Alain Trampoglieri (au centre).

Les relations ne se sont pas plus réchauffées avec Noël-Jean Bergeroux, qui a remplacé Ferenczi. « Bergeroux, c’est un nom du Massif central ? », a questionné Giscard lors de leur première rencontre. « Oui, du Puy-de-Dôme. » « J’aurais parié que c’était du Cantal. » La conversation n’est pas allée plus loin. Mais quel beau champ d’enquête que ce président dont la vista des seventies s’est si vite effacée derrière les manières d’Ancien Régime !

Il faut bien reconnaître que le journal semble avoir bien plus d’inclination pour la gauche. Valéry Giscard d’Estaing n’ignore pas que le chef du service, Raymond Barrillon, qui a longtemps cru en Pierre Mendès France, joue volontiers au tennis de table avec François Mitterrand et garde l’espoir de voir bientôt l’alternance et la victoire de l’union de la gauche. Thierry Pfister, chargé de suivre le Parti socialiste, est l’ancien responsable des étudiants de la SFIO et ne cache pas sa proximité avec Pierre Mauroy, le futur premier ministre de la gauche, dont il rejoindra le cabinet à Matignon, en 1981. Pire, aux yeux du président, le seul homme de droite qui paraît trouver grâce aux yeux du Monde est son principal rival, Jacques Chirac, dont André Passeron, chargé de suivre les gaullistes, raconte avec bienveillance l’ambition grandissante, proposant régulièrement un article sur la « relance du projet chiraquien », avec une constance qui fait sourire tous ses confrères.

Le service Economie est bien plus partagé. Il y a là des experts de la macroéconomie, comme Alain Vernholes, qui décortique chaque année le budget de l’Etat. Et si Gilbert Mathieu, un grand type jovial, est un sympathisant déclaré du Parti socialiste unifié (PSU), Paul Fabra, spécialiste des questions monétaires, paraît franchement sceptique sur les slogans et promesses économiques de l’alliance entre socialistes, communistes et radicaux de gauche.

Exaspération réciproque

Maladroitement, le chef de l’Etat a tenté, au début, d’amadouer Jacques Fauvet d’une Légion d’honneur. En vain. Chaque fois que le président et le directeur du Monde se rencontrent, ils en ressortent l’un et l’autre exaspérés. « VGE » s’adresse avec un mépris plein de hauteur à la plupart des journalistes, et Fauvet exècre cette façon qu’il a d’expliquer sa politique, comme un professeur donnerait un cours à des élèves trop médiocres pour comprendre le programme. Depuis quelque temps, il a aussi fait venir auprès de lui un nouvel éditorialiste dont la plume acérée est comme une arme supplémentaire contre l’Elysée.

Philippe Boucher et Jacques Fauvet, devant le palais de justice de Paris, en 1980. Philippe Boucher et Jacques Fauvet, devant le palais de justice de Paris, en 1980.

Avec sa moustache, ses écharpes de couleur et son allure de dandy, Philippe Boucher semble toujours hésiter entre l’ironie et la vacherie lorsqu’il s’agit d’écrire sur Giscard. Au sein de la rédaction, ses bons mots font rire à la conférence du matin et il faut bien reconnaître que sa meilleure tête de Turc est ce président dont il imite la prononciation chuintante. A l’affût des informations qui décoifferaient un peu la sagesse balancée et très Sciences Po du journal, il plaide pour des enquêtes plus vigoureuses et multiplie les mercuriales contre les lois « liberticides » du ministre de l’intérieur, Michel Poniatowski, et du garde des sceaux, Alain Peyrefitte. Cet homosexuel assumé a surtout une influence inédite dans une rédaction où Hubert Beuve-Méry professait encore récemment : « On ne donne pas de responsabilités à des hommes comme ça. » Fauvet, lui, l’a d’abord nommé à la tête du service Société avant de lui offrir un poste unique dans le journal, celui d’éditorialiste rattaché au directeur.

C’est de ce petit fortin qu’il a lu, le 9 octobre 1979, Le Canard enchaîné qui doit paraître le lendemain. L’hebdomadaire publie le fac-similé d’une commande du chef d’Etat centrafricain Jean Bedel Bokassa, qui s’était fait sacrer empereur en 1977 et a été renversé un mois plus tôt. La commande date de 1973. Bokassa demandait au Comptoir national du diamant une plaquette de diamants de 30 carats, destinée au ministre de l’économie et des finances français de l’époque : Valéry Giscard d’Estaing. Le lendemain de la chute de Bokassa, en septembre 1979, Le Monde a publié une tribune d’un ancien ambassadeur de France en Centrafrique, qui racontait déjà les cadeaux dont le « soudard », comme l’appelait de Gaulle, gratifiait ses visiteurs officiels du temps de sa splendeur. Il paraît donc possible qu’à la faveur du changement de régime et du désordre de l’administration centrafricaine Le Canard ait mis la main sur la preuve de ce « cadeau » si embarrassant pour le président français.

L’affaire des diamants, une bombe

Jamais, habituellement, Le Monde ne reprend une information sans l’avoir vérifiée et Barrillon, le chef du service Politique, a freiné des quatre fers. Philippe Boucher a cependant pris sur lui de « bricoler » une double page, non signée. En mettant bout à bout le scoop du Canard sur les diamants de Bokassa, un article sur les investissements de deux cousins Giscard d’Estaing au Tchad et au Cameroun, qui dormait au « frigo », un papier sur la pratique des cadeaux en France et à l’étranger, en tricotant un petit point sur la situation en Centrafrique et un autre sur les « mises en cause de chefs d’Etat » depuis la IIIe République, en casant un « filet » sur la « pépite » offerte autrefois à de Gaulle et laissée à l’ambassade de France à Brazzaville par un Général « exceptionnellement pointilleux sur le sujet », et même en plaçant un article qui reprend les informations de l’hebdomadaire d’extrême droite Minute sur le permis de construire obtenu par le premier ministre, Raymond Barre, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, il y a de quoi, assure Boucher, « monter » le sujet à la une.

Au cours de la campagne présidentielle de 1981, les militants RPR, agissant sur ordre de Charles Pasqua, ont détourné les grandes affiches 4 × 3 mètres de Valéry Giscard d’Estaing. Ainsi, dans les principales villes de France, les yeux du président sortant ont été remplacés par des diamants. Au cours de la campagne présidentielle de 1981, les militants RPR, agissant sur ordre de Charles Pasqua, ont détourné les grandes affiches 4 × 3 mètres de Valéry Giscard d’Estaing. Ainsi, dans les principales villes de France, les yeux du président sortant ont été remplacés par des diamants.

Le 10 octobre 1979, les deux pages font l’effet d’une bombe. Si le quotidien de référence reprend le scoop du Canard enchaîné, c’est donc qu’il est vrai. Fort de cette légitimation du Monde, l’AFP s’oblige à demander une réponse de l’Elysée. Au sein du service Politique du journal, l’embarras est évident. « Beaucoup d’entre nous étaient gênés de voir sortir cette histoire un an et demi avant la présidentielle, se souvient André Laurens, alors adjoint de Raymond Barrillon. Certains jugeaient même l’affaire vénielle et, en tout cas, le service Politique n’admettait pas que cette chasse à l’homme contre Giscard soit sortie de son contrôle. »

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Furieux, le président de la République refuse désormais de lire le quotidien du soir. A Noël-Jean Bergeroux, il lâche : « Je ne vous en veux pas personnellement mais, si je suis réélu, le journal n’aura aucun cadeau. » Il ne sera pas réélu. Le 10 mai 1981, François Mitterrand l’emporte. Peu après 20 heures, Jacques Fauvet monte jusqu’au deuxième étage congratuler Barrillon, et les journalistes regardent, ébahis, ces deux monstres froids pleurant dans les bras l’un de l’autre.

Dix jours plus tard, un éditorial au vitriol, non signé, mais en fait rédigé par Philippe Boucher, dénonce violemment, en une, les manières giscardiennes : « Si ces mômeries n’étaient odieuses, elles étaient grotesques ! Le grotesque retombait sur la France entière, écrit l’éditorialiste. Il est aujourd’hui de bon aloi que le nouveau président choisisse à présent de se rendre au Panthéon républicain pour s’y référer à Jean Jaurès plutôt que de rêver à Louis XV. Oui, ouf ! Plutôt cela que d’être tenté de chanter le Ça ira ! »

Cette fois, la Société des rédacteurs se saisit de l’affaire. Elle obtient que, désormais, les éditoriaux soient relus soigneusement afin d’empêcher tout « glissement qui remettrait en cause esprit de critique et d’objection à l’égard du pouvoir en place ». Fauvet partira deux ans plus tard, bientôt nommé à la présidence de la Commission nationale de l’informatique et des libertés par François Mitterrand.

Réunion de leaders socialistes européens, à Paris, le 25 mai 1979. En cercle, de gauche à droite : le portugais Mario Soares, François Mitterrand et Claude Estier (qui fut journaliste politique au « Monde » entre 1955 et 1958). Mario Soares s’adresse à Jacques Fauvet, le directeur de la rédaction du « Monde ». Réunion de leaders socialistes européens, à Paris, le 25 mai 1979. En cercle, de gauche à droite : le portugais Mario Soares, François Mitterrand et Claude Estier (qui fut journaliste politique au « Monde » entre 1955 et 1958). Mario Soares s’adresse à Jacques Fauvet, le directeur de la rédaction du « Monde ».

Les lecteurs du Monde n’aiment pas beaucoup que leur journal quitte son rôle d’informateur rigoureux et distancié. Certes, le service Economie a très tôt décrit les difficultés des socialistes. Alain Vernholes, qui tient ses propres statistiques, a prévenu Jean-Yves Lhomeau – il suit alors la gauche au service Politique –, que « le gouvernement va dans le mur » avec ses nationalisations et ses augmentations de salaire qui ont creusé les déficits. Mais les éditoriaux ont accompagné avec trop d’enthousiasme les premiers pas au pouvoir de la gauche. En 1983, le quotidien subit les désillusions qui accompagnent ces débuts et ses ventes déclinent dangereusement. Durant la seule année 1983, il est passé de 400 000 à 300 000 exemplaires. Le troisième et nouveau directeur, André Laurens, qui a succédé à Jacques Fauvet en 1982, a notamment dû son élection par les journalistes de la Société des rédacteurs (comme c’est l’usage depuis 1951) au fait d’avoir expliqué que Le Monde s’était montré trop partisan et avait mis son identité en péril. Depuis, le quotidien a repris son rôle de contre-pouvoir et n’hésite pas à publier de sévères enquêtes économiques et politiques sur ce président socialiste qui s’est si vite coulé dans les institutions de la Ve République.

Mitterrand contre-attaque

La contre-attaque ne tarde pas. Elle arrive à la fin 1984, après la publication d’un article impertinent, mais en apparence anodin, de Claude Sarraute. Cette piquante journaliste publie chaque jour, en haut à droite de la dernière page du journal, une petite chronique drolatique qui est vite devenue un rendez-vous très populaire. La visite du président gabonais, Omar Bongo, est un parfait sujet de moquerie sur ce président français qu’elle surnomme « mon Mimi », comme s’il était un copain de bistrot. « Il ne peut pas se plaindre, Bongo, on l’a gâté, il n’y a pas à dire. (…) Tous ces ministres attroupés au pied de la passerelle derrière le président de la République. (…) Et Mitterrand de plus en plus impérial (…) avec son masque d’empereur romain. Moi, mes copains, on ne l’appelle plus que Mittolini. »

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« Mittolini », comme elle dirait Mussolini ! Surtout, Mitterrand a détesté que l’impertinente, épouse qui plus est de l’essayiste Jean-François Revel – qui ne perd jamais une occasion de le vilipender dans Le Point –, fasse une allusion à sa santé en décrivant son teint cireux et, plus encore, à sa vie privée. « Il n’est pas dupe, Bongo, écrit Sarraute. Il sait parfaitement que, quand il s’agit de préserver sa vie privée à lui, Mitterrand se montre beaucoup moins serein. Beaucoup moins large d’esprit. Il cherche et il trouve les moyens d’empêcher la parution de journaux, de bouquins qui risqueraient de le faire dégringoler de son piédestal. »

Claude Sarraute, à Paris, en 1987. Claude Sarraute, à Paris, en 1987.

Sur la santé du président, personne au Monde n’y a vu malice. Certes, dès son élection, la spécialiste médecine du journal, Claudine Escoffier-Lambiotte – encore elle – a rapporté à la rédaction en chef la rumeur courant sur le président : « Il est malade. » Mais à force de le voir assumer ses fonctions sans difficulté apparente, le journal a fini par « oublier » l’alerte. Quant à sa vie privée… Jusque-là, jamais Le Monde ne s’est permis de faire la moindre allusion à Mazarine, cette petite fille de 9 ans que Mitterrand a eue avec une conservatrice de musée, Anne Pingeot. La rumeur circule, pourtant. Quelques mois plus tôt, Jean-Yves Lhomeau s’est retrouvé avec des confrères, lors d’un petit déjeuner à l’Elysée, autour du président. Lorsque le journaliste de TF1, Claude Sérillon, a osé poser la question au président : « La rumeur dit que vous avez une fille, monsieur le président… », Mitterrand a répondu : « Oui, et alors ? » Toutes les rédactions, celle du Monde compris, s’en sont tenues là. Elles ignorent que, pour préserver son secret, François Mitterrand a délégué François de Grossouvre afin de jouer le « ministre de la vie privée », comme on l’appelle à l’Elysée. Elles ignorent plus encore que le président a fait surveiller et mettre sur écoute le journal d’extrême droite Minute et le romancier Jean-Edern Hallier, qui projette d’écrire un livre sur Mazarine.

Pressions de l’Elysée « vs » « investigations »

Le directeur du journal ne survivra pas à cette allusion à la vie privée du président. Alors qu’André Laurens a besoin du soutien de la BNP, René Thomas, le patron choisi par Mitterrand deux ans plus tôt pour diriger la banque nationalisée en 1981 et principal bailleur de fonds du journal, refuse son plan de rigueur. Thomas, un proche du frère du chef de l’Etat, Jacques Mitterrand, est aussi le futur mari de Laurence Soudet, qui, à l’Elysée, se charge de veiller sur Mazarine et sa mère. « Les salaires ne seront pas versés, sauf si vous me promettez que Laurens s’en va », assène René Thomas, en cette fin d’année 1984, aux représentants de la Société des rédacteurs qui, en tant qu’actionnaire, vient plaider la cause du journal. En 1985, André Fontaine est élu directeur du Monde. Ce journaliste aux manières de diplomate vient du service Etranger et c’est bien la première fois, depuis Beuve, que ce n’est pas le service Politique qui « fournit » la tête du journal.

Mitterrand croyait avoir fait rentrer Le Monde dans le rang. Il va vite déchanter. Installé dans un petit bureau attenant au service des Informations générales, avec le spécialiste de la rubrique justice, Bertrand Legendre, Edwy Plenel, le « rubricard » police, paraît à l’affût de tout ce qui pourrait nourrir ses enquêtes et les transformer en scoop. Avec sa moustache noir de jais, ses chemises sombres et ces petits cigares qu’il aime fumer en tapant ses articles, il a le style farouche des révolutionnaires chiliens et le goût des secrets d’Etat. Quatre ans avant d’entrer au Monde, en 1980, il couvrait l’éducation et l’enseignement supérieur pour Rouge, l’hebdomadaire de la Ligue communiste révolutionnaire. Grâce à ses contacts parmi les policiers et au ministère de l’intérieur, il jouit d’un formidable réseau d’informateurs. Se mesurer au pouvoir, débusquer des affaires d’Etat, c’est l’essence même de ses enquêtes qu’il a rebaptisées à l’américaine : « Investigation ».

En janvier 1985, déjà, il a dénoncé les agissements de la cellule antiterroriste de l’Elysée dans l’affaire dite « des Irlandais de Vincennes », menant l’enquête de concert avec un journaliste du Canard enchaîné, Georges Marion, un ancien de Rouge, lui aussi, qui rejoindra bientôt Le Monde. Quelques mois plus tard, le 10 juillet 1985, deux explosions détruisent en partie la coque du Rainbow-Warrior, le navire de Greenpeace qui mouillait dans le port d’Auckland (Nouvelle-Zélande), tuant Fernando Pereira, le photographe de l’association écologiste. Au Monde, l’affaire n’a fait qu’une brève. Le navire devait appareiller pour gêner les essais nucléaires français dans l’atoll de Mururoa, mais Greenpeace n’est encore qu’une petite organisation écolo sans véritable influence. Ce n’est qu’au mois d’août que deux journalistes, Pascal Krop, à L’Evénement du jeudi, et Jacques-Marie Bourget, à VSD, révèlent que les services secrets français sont derrière l’attentat, après l’arrestation par les autorités néo-zélandaises de deux agents de la DGSE.

Bertrand Legendre et Edwy Plenel, journalistes au « Monde », lors de l’affaire Greenpeace, à Paris, le 20 septembre 1985. Bertrand Legendre et Edwy Plenel, journalistes au « Monde », lors de l’affaire Greenpeace, à Paris, le 20 septembre 1985.

Rue des Italiens, Plenel, qui va bientôt fêter ses 33 ans, s’attelle à l’enquête. Au départ, il erre un peu, écrivant que l’attentat a été fomenté par l’extrême droite, ce qui est faux et l’oblige à faire des excuses. Mais il persévère dans l’enquête, raconte comment la DGSE a infiltré Greenpeace et, avec son confrère Bertrand Legendre, remonte le fil de l’attentat jusqu’à révéler l’existence d’une troisième équipe.

Indépendance et « désidéologisation »

André Fontaine a vite compris que Le Monde ne peut restaurer son image et retrouver ses lecteurs qu’en imposant son indépendance à l’égard du pouvoir présidentiel. Il soutient ses enquêteurs, mais craint l’erreur qui vaudrait au journal le discrédit et, peut-être, une contre-attaque du pouvoir. Il a donc propulsé le scoop sur quatre colonnes à la une en y ajoutant un curieux conditionnel : « Le Rainbow-Warrior aurait été coulé par une troisième équipe de militaires français ». Puis il a téléphoné au secrétaire général de l’Elysée, Jean-Louis Bianco, pour le prévenir en prenant soin toutefois d’ajouter : « Les rotatives tournent. » En somme, il est impossible d’arrêter l’information en marche.

Edwy Plenel sait mettre en scène ses enquêtes. Il a prévenu les autres médias de la sortie de ses révélations pour mieux en amplifier l’impact. A l’Elysée, c’est le branle-bas de combat : il faut protéger le président de la République et donc discréditer Le Monde et « ce trotskiste qui veut mettre à bas la social-démocratie ». Aussi, quel soulagement lorsque le premier ministre, Laurent Fabius, qui n’était pas impliqué dans l’opération, oblige le 20 septembre son ministre de la défense, Charles Hernu, à démissionner ! Le chef du service Politique, Jean-Marie Colombani, en est si enchanté qu’il offre un pot réunissant les enquêteurs des « Info géné » et les journalistes de son service, qui ont travaillé de concert sur l’affaire Greenpeace et ses conséquences.

Colombani et Plenel, on ne fait pas plus différent que ce duo. Le premier est un démocrate-chrétien comme l’était Beuve-Méry, un centriste amoureux de la politique, doté d’un sens implacable des règles de la loyauté – « son côté corse », dit-on au journal. Depuis qu’il a pris la direction du service Politique, il en a poursuivi la « désidéologisation », afin que le journal « ne soit plus un compagnon de route de la gauche », dit-il aujourd’hui. Plenel est resté ce qu’il appelle lui-même un « trotskiste culturel ». Tous deux ont compris que l’audience et l’influence du Monde ne peuvent progresser qu’en faisant du quotidien un intraitable contre-pouvoir. Leur alliance est une machine de guerre. Après moult péripéties, ils finissent par prendre la direction du Monde en 1994. Jean-Marie Colombani en directeur du journal, c’est le retour du service Politique au pouvoir. « La politique, c’est l’ADN du journal, dit-il aujourd’hui. Si le journal s’en éloigne, il décline. » Mais cette fois, Edwy Plenel, l’enquêteur le plus emblématique du Monde, prend la direction de la rédaction et cet attelage reflète les évolutions d’une société dont les élus sont désormais de plus en plus contestés. Les ventes du Monde grimpent à un rythme soutenu.

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C’est la fin de règne de François Mitterrand. Son comportement pendant la guerre, sa fille cachée, ses amis corrompus, son cancer, il n’y a pas un mois, parfois une semaine, sans que la presse en général et Le Monde en particulier viennent dénouer les méandres cachés de ce personnage si romanesque. En 1995 aura lieu l’élection présidentielle et il ne fait presque aucun doute qu’après quatorze ans de pouvoir d’un socialiste la droite l’emportera, elle qui a déjà gagné les législatives en 1993, obligeant le président à une ultime cohabitation. « Chaque fois que le premier ministre me serre la main, j’ai l’impression qu’il me prend le pouls », soupire Mitterrand en évoquant son premier ministre, Edouard Balladur, qui ne cache plus son ambition présidentielle.

La une du « Monde » annonçant la mort de François Mitterrand, le 8 janvier 1996. La une du « Monde » annonçant la mort de François Mitterrand, le 8 janvier 1996.

Jean-Marie Colombani n’a jamais dissimulé son mépris pour Jacques Chirac. A la tête du conseil de surveillance du Monde, l’essayiste et conseiller des puissants Alain Minc ne touche pas à l’éditorial, mais on le voit sans cesse dans les couloirs du journal. Il est clair que sa préférence va à Edouard Balladur, plus franchement européen, libéral et d’un conservatisme classique, plutôt qu’au patron du Rassemblement pour la République (RPR). « Balladur, c’était le cercle de la raison », résume-t-il. A la une du journal s’exposent aussi les analyses du vice-président de la Sofres, Jérôme Jaffré, soulignant la victoire inéluctable du premier ministre à la présidentielle. « Trotsko-balladurisme », voilà comment Jean-François Kahn, le directeur de L’Evénement du jeudi, qualifie ironiquement la ligne éditoriale du Monde.

Chirac, ses notes et ses remarques

Seulement, Jacques Chirac gagne la présidentielle… Et les journalistes du Monde comprennent vite que cet homme qui a mené tant de campagnes, jusqu’à la dernière où il a dû éliminer son rival Balladur au sein de son propre camp, ne sait pas quoi faire du pouvoir. « Le contentement de peu », c’est ainsi que Jean-Marie Colombani titre son éditorial, le 18 juillet 1995. D’ailleurs, Chirac perd le pouvoir deux ans plus tard, après avoir dissous l’Assemblée nationale, en 1997. Le pouvoir se déplace soudainement à Matignon, où le socialiste Lionel Jospin prend la tête du gouvernement de la troisième cohabitation de la Ve République. La couverture de l’Elysée devient le récit d’un président empêché.

Jacques Chirac célèbre sa victoire depuis le balcon de la permanence électorale du RPR avenue d’Iéna, à Paris, le 7 mai 1995. Jacques Chirac célèbre sa victoire depuis le balcon de la permanence électorale du RPR avenue d’Iéna, à Paris, le 7 mai 1995.

Au service Politique du Monde, sous la direction de Patrick Jarreau, est arrivée une nouvelle génération née au journalisme avec la chute du mur de Berlin. Elle se méfie des idéologies, a intégré combien l’Europe et la mondialisation ont affaibli les souverainetés, s’attache à décrypter les effets de la « com », comme on appelle ces techniques de marketing politique qui n’ont jamais été plus puissantes, maintenant que la réalité du pouvoir s’étiole. Jacques Chirac, pour sa part, semble incapable de parler directement aux journalistes et lorsqu’il reçoit une demi-douzaine d’entre eux à l’Elysée, il leur lit consciencieusement les notes qu’on lui a écrites sur une fiche cartonnée tout en exigeant le off… Avec Le Monde, qui raconte sans aménité ce président sans pouvoir et les affaires de corruption qui remontent à la surface, les relations sont exécrables. Lorsqu’il croise la journaliste (l’autrice de ces lignes) qui le suit, il ne manque jamais de lui faire remarquer ceci : « Si moi, je disais que vous êtes une va-de-la-gueule, vous m’attaqueriez. Mais moi, je ne peux rien dire ! »

Face à l’usure de la droite et de la gauche, l’extrême droite progresse à bas bruit. Pour Le Monde, la couverture du Front national (FN) est devenue une véritable rubrique en 1983, lorsque Jean-Pierre Stirbois, le lieutenant de Jean-Marie Le Pen, a effectué une percée spectaculaire lors des élections municipales de Dreux. Depuis, le journal enquête sur ce parti, ce chef et sa famille, dont l’influence va croissant. Le 18 avril, trois jours avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002, alors que les rubricards qui suivent la campagne de Jacques Chirac et celle de Lionel Jospin notent depuis plusieurs semaines le manque d’enthousiasme dans les meetings, la faible mobilisation de la droite et la dispersion de la gauche, Le Monde imprime cette interrogation prémonitoire en une : « L’extrême droite au second tour ? » A l’intérieur du journal, une enquête sur « Comment Jean-Marie Le Pen organise la bataille du second tour » et un « ventre » mettant en scène les chiraquiens qui, face au danger FN, se rassurent comme ils peuvent : « Ce qui est nouveau, tout de même, c’est la symétrie des handicaps entre Chirac et Jospin. Nous avons Le Pen, et ils ont Laguiller. »

Face à l’extrême droite, Le Monde appelle pour la première fois à voter pour un candidat venu de la droite, si l’on excepte le « oui conditionnel et provisoire » de Beuve-Méry à de Gaulle, en 1958. Jacques Chirac est réélu à 82,2 % des voix face à Jean-Marie Le Pen. Hormis pour son refus, en 2003, d’engager la France aux côtés des Etats-Unis dans une guerre en Irak, le journal l’applaudit rarement. D’ailleurs, le voilà de nouveau empêché, en 2005, cette fois par un accident vasculaire cérébral. « L’absent », c’est le titre accompagnant la double page que signe Béatrice Gurrey, qui suit désormais le second mandat présidentiel. Elle y décrit minutieusement un Elysée déserté et un président qui, lors de ses déplacements, semble ailleurs, regardant ses fiches même au moment de dire bonjour à ses interlocuteurs. « Après cela, j’ai été rayée de la liste des accrédités pour un déplacement à Saint-Pétersbourg où Chirac devait rencontrer son “ami” Poutine », confie-t-elle. A la porte de l’Elysée piaffe déjà Nicolas Sarkozy.

Lire l’enquête de Béatrice Gurrey (2006) | Chirac l’absent

Edwy Plenel a quitté Le Monde en 2004, Jean-Marie Colombani s’en va en 2007. Pour la première fois, le directeur du Monde n’est issu ni du service Politique ni du service Etranger. Eric Fottorino a longtemps dirigé le service des grands reporters avant d’imaginer une nouvelle formule au sein de laquelle il a notamment introduit les pages Planète, consacrées à l’environnement.

Avec « Sarko », si loin, si proche

Il est aussi romancier. Est-ce pour cela qu’il permet de nouvelles formes d’écriture ? Philippe Ridet, qui suit Nicolas Sarkozy, s’autorise à raconter un Sarkozy dans lequel il se projette lui-même. « Ma vie avec Sarko », avait-il écrit lors de la campagne présidentielle de 2007, narrant la vie d’un journaliste embedded dans la caravane du candidat UMP. Il continue de raconter ce qu’il appelle un « alter ego générationnel que tout éloigne de [lui] ». Dépeint tour à tour comme un personnage de comédie ou menaçant, connaissant par cœur les chansons de Johnny et confronté à la crise financière de 2008, il arrive que Nicolas Sarkozy regimbe.

Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur et candidat UMP à la présidentielle, s’adresse aux journalistes, dont deux du « Monde », Philippe Ridet (debout, 4ᵉ à dr.) et Arnaud Leparmentier (derrière lui, en chemise bleue, à lunettes), à Marseille, le 2 septembre 2006. Sont également présents Hélène Jouan (France Inter, debout, en bleu), Jean-Francois Achilli (France Inter, au centre, juste derrière Nicolas Sarkozy), Caroline Roux (Canal+, en kaki), Frédéric Haziza (LCP et Radio J, debout, 3ᵉ à droite), Géraldine Woessner (BFM-TV, debout, tout à droite), Nadège Puljak (AFP, assise à gauche de Nicolas Sarkozy), Bruno Jeudy (JDD, debout, 4ᵉ à gauche), Claude Guéant (le directeur de campagne de Nicolas Sarkozy, assis à sa droite), Luc Chatel (le porte-parole du candidat UMP, assis à gauche, la main sur la bouche). Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur et candidat UMP à la présidentielle, s’adresse aux journalistes, dont deux du « Monde », Philippe Ridet (debout, 4ᵉ à dr.) et Arnaud Leparmentier (derrière lui, en chemise bleue, à lunettes), à Marseille, le 2 septembre 2006. Sont également présents Hélène Jouan (France Inter, debout, en bleu), Jean-Francois Achilli (France Inter, au centre, juste derrière Nicolas Sarkozy), Caroline Roux (Canal+, en kaki), Frédéric Haziza (LCP et Radio J, debout, 3ᵉ à droite), Géraldine Woessner (BFM-TV, debout, tout à droite), Nadège Puljak (AFP, assise à gauche de Nicolas Sarkozy), Bruno Jeudy (JDD, debout, 4ᵉ à gauche), Claude Guéant (le directeur de campagne de Nicolas Sarkozy, assis à sa droite), Luc Chatel (le porte-parole du candidat UMP, assis à gauche, la main sur la bouche).

En mai 2009, un éditorial d’Eric Fottorino reprochant au chef de l’Etat sa « vantardise et sa frénésie » provoque cependant une crise plus grave. Vincent Bolloré, ami de Nicolas Sarkozy, annonce qu’il cesse de faire imprimer son quotidien gratuit Direct Matin sur les rotatives du Monde. Le Journal du dimanche, propriété d’Arnaud Lagardère, lui aussi ami du président, change également d’imprimerie. Bientôt suivis par Les Echos, propriété du patron de LVMH, Bernard Arnault, encore un ami de l’hôte de l’Elysée. Pour Eric Fottorino, « le pouvoir tentait de nous asphyxier par la voie industrielle ».

De fait, la situation financière est devenue impossible pour le journal, qui doit avoir recours à des actionnaires extérieurs, le trio « BNP » – pour Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse. Eric Fottorino doit partir, bientôt remplacé par un ancien des pages Economie, Erik Izraelewicz. En 2012, lorsque la Société des rédacteurs réunit les journalistes en comité de rédaction pour décider de la position du Monde lors de la prochaine élection présidentielle, un nombre non négligeable de journalistes insistent pour que le journal ne se prononce pas en faveur d’un candidat. C’est la première fois qu’une telle réticence s’exprime, alors que le second tour oppose le socialiste François Hollande au président sortant, Nicolas Sarkozy. « Les lecteurs n’ont plus besoin qu’on leur dise pour qui voter », fait valoir le directeur adjoint de la rédaction, Didier Pourquery, alors que l’éditorialiste Gérard Courtois fait remarquer : « Nous faisons des éditos tous les jours pour dire ce que l’on pense de la marche du monde et on ne dirait pas quelle est notre inclination pour la présidentielle en France ? »

Une question de « sex-appeal »

« Izra », comme on surnomme le patron du Monde, Erik Izraelewicz, reprend : « J’ai l’impression à vous entendre qu’il est évident que, si nous appelions à voter pour quelqu’un, ce serait pour Hollande. Mais nous avons plutôt intérêt à ce que ce soit Sarkozy qui gagne : c’est un homme imprévisible, un formidable acteur, je ne suis pas sûr que Hollande élu aura le même sex-appeal ! Le directeur de L’Obs m’a d’ailleurs dit : “Quand on met Hollande en une, on ne vend pas.” » Il n’a pas tout à fait tort. Ce n’est pas François Hollande la seule cause. Si les ventes du journal ne cessent de progresser, la politique n’intéresse plus les lecteurs comme auparavant. Les journalistes eux-mêmes se pressent moins qu’avant pour rejoindre le service.

François Hollande dans un camion radio garé devant son QG de campagne, rue de Ségur, à Paris, le 11 avril 2012. François Hollande dans un camion radio garé devant son QG de campagne, rue de Ségur, à Paris, le 11 avril 2012.

En 2017, l’élection d’Emmanuel Macron, président quadragénaire, bon communicant mais impénétrable, n’a rien changé à l’affaire. C’est comme si le pouvoir s’était déplacé vers les sphères économiques ou médiatiques. Les partis politiques sont moribonds. Au sein du journal, il n’est plus nécessaire d’avoir dirigé le service Politique pour accéder à la direction du quotidien comme cela a été si longtemps le cas. L’actuel directeur du journal, Jérôme Fenoglio, élu en 2015, ancien rédacteur en chef de la version numérique du quotidien, n’y est même jamais passé.

(Avec Stéphanie Pierre, à la documentation du « Monde »)

Pour aller plus loin, retrouvez Raphaëlle Bacqué et ses invités lors du Festival du « Monde » édition spéciale 80 ans, du 20 au 22 septembre 2024.
Un huissier apporte la dernière édition du « Monde » au palais de l’Elysée, le 2 octobre 2014. Un huissier apporte la dernière édition du « Monde » au palais de l’Elysée, le 2 octobre 2014.

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